Je suis seule pour travailler. Ça, c’est vraiment le point numéro un. J’ai un immense besoin de solitude, une pause d’un minimum de huit heures par jour des interactions sociales diverses. Comme la nécessité de se nourrir, pour moi, être à court de temps solitaire déclenche nécessairement une panique, un sentiment de manque, une irritation accompagnée de l’impression de chercher mon air. Le métier idéal, pour moi, doit se vivre dans la pure solitude.
Auparavant, mon conjoint avait installé son bureau d’ordinateur dans la pièce dans laquelle je travaille. Logique. L’imprimante et tout ce qu’il faut se trouvent à proximité. Non seulement je ne pouvais supporter son pianotement au clavier, mais s’il s’avisait de toucher à un seul de mes crayons, de déplacer ma brocheuse ou de ne pas réaligner les papiers correctement il n’avait qu’à bien se tenir. Grrr. Pourtant, en dehors des heures de boulot, mon amoureux ne me tape pas sur les nerfs (sauf lorsque je me brosse les dents), mais cette plage horaire là, celle qui me sert de zone vide et de lieu de concentration, elle doit être exempte de tout stimulus autre que la musique. Pourtant, il ne traversait la pièce que durant de brèves périodes, puisque son emploi est à l’extérieur de la maison, mais il suffisait qu’il gratte trop fort sur son papier ou comble de l’insulte, qu’il parle au téléphone pour que je paralyse et soit incapable de continuer mes tâches.
Seule, j’atteins un rythme de croisière effarant lorsque je réponds aux commandes des clients, je n’ai pas de souris, ce serait bien trop lent pour traverser mes trois écrans à la vitesse grand V afin de produire, avec une efficacité monumentale des conceptions hautes en couleur. Chaque petit geste a son protocole bien défini, des étapes auxquelles je refuse de déroger. Avec les années j’ai établi des séries de mouvements et d’opérations applicables à tout ce qui est récurant. Les données que j’ai souvent à utiliser dans le même ordre ont chacune leur touche du clavier (vive les macros). J’ai organisé mon environnement de travail pour obtenir le doux rythme de la régularité, la magie de l’optimisation maximale et je ne perds aucune de mes précieuses secondes. C’est en grande partie parce que je suis seule, non seulement dans ma tête et dans mon environnement, mais aussi dans ma prise de décisions. Je sais connaitre le meilleur schéma, la totale efficience en vue d’obtenir le rendement que je désire pouvoir atteindre.
Un patron ne comprendra jamais ces choses-là et s’entêtera, par manque de compréhension du fonctionnement de ma tête à me faire perdre mon temps dans de multiples gestes inutiles.
L’exaltation de constater que je glisse sur un mouvement fluide vers mes cibles, et ce sans détour m’apaise. Je ne suis plus un corps, je ne fais qu’un avec la machine, les périodes intenses de rush dans lesquelles on me confit des mandats impossibles à réaliser dans les temps activent chacune de mes parcelles de cerveau parce que j’ai le contrôle. Pas d’humains envahissants, pas de politesses de corridor, pas de sons indésirables, pas d’odeurs, pas de peur, pas de risque d’être touchée sans le vouloir, rien, pas de danger de fâcher quelqu’un par mes innombrables maladresses, enfin un petit risque, mais pas de face à face en tout cas. Que la paisible présence de moi avec moi. Je peux pousser à l’extrême la perfection des choses et changer un seul pixel d’emplacement plusieurs fois si j’en ressens le besoin parce que tant qu’il ne découvre pas sa petite place bien à lui, ce point de couleur sera infiniment dérangeant… et personne ne sera derrière mon dos à me dire que ce pixel n’a pas d’importance, car moi je sais combien il compte.
Je suis comme une fusée, je vais vite, vite, vite et je suis efficace. Mais j’ai besoin de mon bouclier dans la pluie d’astéroïde que sont les autres humains et ce bouclier me ralentit. Lancez-moi seule lors de l’accomplissement de mes tâches et j’atteindrai mon plein potentiel.
Lorsque mes enfants reviennent de l’école, je suis disponible pour eux puisque je n’ai pas été bombardée toute la journée par d’énervants stimuli envahissants. Je suis quasi certaine qu’une partie de mes qualités maternelles disparaitrait si je devais vivre chaque jour cette épreuve sociale.
Point majeur, si, par le plus parfait des hasards, le métier choisi peut être en lien avec un intérêt spécifique de la personne Asperger, alors là, oui, elle pourra devenir hyper performante. Comble du bonheur, c’est mon cas. Depuis toute petite que je suis fascinée par les images corporatives des entreprises, les logos, les publicités et les publications diverses, imaginez ma joie d’arriver moi, aujourd’hui, à produire mes propres créations. Ce que je collectionnais auparavant, c’est maintenant moi qui lui donne forme si j’en ai envie. De plus, on me paye pour ça.
Note
Au sujet des autistes: « Ils ont pourtant plusieurs avantages sur les personnes neurotypiques dans le monde du travail. Ils semblent favorisés pour assimiler la programmation et le graphisme informatiques, et ont généralement un respect absolu des règles, qui les rend très intègres. Si l’emploi se trouve dans le domaine d’intérêt spécial, alors la personne autiste sera « hyper-compétente ».
Wikipédia
Métier oblige, je dois converser et ce n’est pas toujours évident. Je raccroche le téléphone au mauvais moment aux clients je ne sais pas quand la conversation se termine, et souvent, quand le combiné touche le socle, j’entends que ce n’était pas complété, ouch… même problème lors du clavardage (chat), je ne suis jamais rassurée quant au fait que la discussion est close… ensuite je le rouvre pour voir. Le petit cercle jaune qui sourit pour moi veut dire fin, mais souvent on me répond avec des pouces en l’air, à tout et à n’importe quoi. Pouce en l’air… je ne l’aime pas lui, car on ne sait jamais vraiment si c’est complet ou pas comme discussion et du coup je n’ose plus interagir. Ce pouce bleu me donne froid dans le dos. Je le vois je peste.
Les discussions avec les clients, même lorsque je tente de faire des compliments, ça se termine souvent de drôle de manière…
Moi : Elle est super fine ta collègue elle rit tout le temps. J’aime ça travailler avec elle.
Cliente : Moi aussi je ris.
Moi : Non, toi tu ris pas, mais t’es fine pareil*. *(traduction : gentille quand même (pour nos amis non québécois))
Cliente : N’en dis pas plus…
Cette cliente, c’est la même qui m’a demandé si je consommais de la drogue… à cause de quelques réactions ou réponses bizarres. Pourtant, à part le café….
Mais comme je dis ce que j’ai dans le cœur, et ce sans filtre, des fois ça donne de meilleurs résultats…
Cliente : Wow ! Je suis bouche bée, c’est magnifique.
Moi : L’image représente ta manière de parler et de t’exprimer, en fait j’ai pris ta personnalité et j’ai fait mon design avec.
Celle-là était contente…
Nous, une grande majorité des autistes, on n’utilise pas notre plein potentiel. J’ai la chance d’avoir ce métier, graphiste, qui me rend heureuse, mais un méchant paquet d’aspis est sans emploi, souvent parce que n’étant pas aptes à lire entre les lignes, ils frappent un mur dès l’entrevue. Quelle tristesse ! À cause du côté artistique de ma profession, on me pardonne bien des choses qui passent sur le dos de l’excentricité ou de la créativité. Moi je sais bien que ce n’est pas un style que j’ai choisi, de faire et de dire plein de niaiseries, mais ça me sert d’excuse. Je suis catégorisée parmi les artistes… Au moins ça me donne la permission de porter les couleurs les plus emballantes, de me couvrir de pois et de lignes ainsi que des accoutrements indéfendables au niveau du style… Ce n’est pas grave, je suis une artiste/autiste, puis j’aime mon travail.