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La mariée sans chaussures.

Événement social, non désirable pour l'autiste asperger.

La mariée sans chaussures.

J’ai encore fait cet horrible rêve dans lequel je devais me marier. J’ai passé la nuit sans chaussures, comme dans tous mes cauchemars à tenter d’aller à la salle de bain sans pouvoir dénicher un endroit décent. À chaque fois sur le point de faire ce que dois, je réalisais que j’étais visible. Je me baladais à travers la ville avec seulement la robe et je ne pouvais m’arrêter nulle part. Perdue, éparse, je pleurais pour retrouver mon chemin. Mon imaginaire nocturne regorge de ces sensations embarrassantes de malaise et d’incapacité à avancer. Comme à l’habitude je tourne en rond, coincée dans des situations intenables et je me réveille avec cette impression d’avoir passé la nuit en cellule.

Je sors du lit en maugréant vers mon conjoint à propos du fait que cette nuit il voulait se marier; quelle horreur ! On ne me comprend pas de n’avoir aucun intérêt envers cet événement prisé par la plupart des humaines. Il faut comprendre que mes décisions sont toujours prises à l’aide de cette fameuse liste des pour et des contre, mais cette fois, les pauvres points positifs ont eu tôt fait d’être annihilés sans chance de survie par la tornade de contre-indications.

Bijoux, robe et autres trucs affriolants et désagréables

Je ne porte aucun bijou en temps normal, une bague, ça me rendrait claustrophobe, j’aurais toujours peur de ne plus jamais pouvoir la retirer et je ne crois pas qu’il serait possible que je m’y habitue un jour. Cercle de métal sans souplesse et encombrant, l’anneau ne déclenche aucune envie chez moi. Et la tenue, cette combinaison de torture, c’est quoi l’idée ? Je n’ai jamais vu, ni même en peinture, une robe de mariée que je pourrais imaginer sur mon corps. Une fois, si, j’ai aperçu dans un magasin de sport un énorme manteau blanc chauffant et immédiatement je me suis dit que si un jour mon conjoint tenait absolument à me faire la grande demande, je porterais ceci au sommet d’une montagne en pleine tempête de neige. Pour en revenir à la robe (dans le sens réaliste du mot), dans le cas d’une vraie, elle risquerait d’être nécessairement moulante, ou encore décolletée. Sinon dans tous les cas elle serait évidemment utilisée pour me mettre en valeur, chose qui m’horripile au plus haut point. Je préfère définitivement me cacher sous des pelures de protection ou des ensembles si colorés qu’on en oublie ce qui se camoufle en dessous.

Moi et ma féminité, on s’est disputé, je crois, et la réconciliation se fait avec prudence et hésitation. Je fais bien quelques efforts d’approche pour les partys de bureau avec l’amoureux, mais sitôt de retour dans mon univers, gilets à capuche et pulls rayés reprennent le terrain momentanément délaissé. Bref, l’idée même d’une robe de mariée me donne des sueurs froides et c’est sans compter l’inconfort d’un tissu orné de tous ces apparats inutiles. À moins que je ne m’y connaisse pas, il me semble que pour la douceur et le bien-être on repassera… Ça me piquerait, ça me dérangerait et j’aurais l’impression d’être grignotée pas mile pic-bois. Pourquoi est-ce que j’irais me faire torturer une demi-journée dans un carcan de souffrances et tout ceci juchée sur des échasses impossibles à maitriser ? Je ne suis même pas certaine d’être assurable une fois grimpée là dessus. J’ai des souliers semi-chics pour les grandes occasions, qui sont simplement garnis de petites talonnettes et c’est un défi constant de mettre un pied devant l’autre, je traine de la patte comme un canard boiteux et j’ai rapidement les larmes aux yeux, à moitié de frustration de me sentir handicapée par ces minuscules prisons pour pieds et à moitié de douleur et d’inconfort d’imposer ceci à ce qui sert tout de même à soutenir un être entier. Dans mon esprit, c’est un non-sens. Vous mettriez des talons vous à vos pattes de table pour la rendre plus chic ? Pas logique.

Pitié, je ne veux pas être le centre d’attraction, choisissez quelqu’un d’autre !

Qui dit mariage, dit vedette, puis je ne sais pas si vous êtes au courant, mais j’ai en horreur d’être le centre d’attention. Ça me rappelle cette anecdote. Je travaille en communication graphique et lorsque je suis déménagée dans ma région actuelle, j’ai pris mon courage à deux mains pour rencontrer un groupe de personnes travaillant dans le domaine des communications au sens plus large du terme. Mais le mot le dit, ce sont des communicateurs, pas des petits êtres cachés derrière leur ordinateur comme moi. Me voilà donc entourée de tous ces gens à m’efforcer tant bien que mal de me conduire normalement.

Dans les grands rassemblements sociaux, la quantité d’informations sociales peut être écrasante pour un Asperger.

Tony Attwood, Le syndrome d’Asperger: guide complet

 Le défi était insoutenable, mais je tentais de traverser minute par minute l’épreuve en m’accrochant à l’horloge qui allait éventuellement signifier la fin de la torture. Quel ne fut pas le choc lorsque je me suis retrouvée sans avertissement avec un micro dans les mains à devoir me présenter. Dans ces cas-là, toutes les options semblent intelligentes. Cesser de respirer pour tomber dans les pommes ? Entrer en combustion spontanée ? Parler allemand ? Aucune de ses idées n’étant applicable, je marmonnai un Bonjour interrogatif. Le saut que j’ai fait lorsque j’ai entendu ma voix, je ne vous dis pas. J’ai senti mon sang au complet se retirer de mon corps pour s’engouffrer tout en même temps dans ma tête et je dis sur un ton apeuré et pas mal plus fort parce que j’étais choqué : « C’est ma voix ça ??? » Ensuite plus rien. On m’invita alors à parler de moi et ne sachant pas quoi dire je répondis : « Ben, j’aime pas parler au micro ? » Ma performance se résuma pas mal à ça. Je vous laisse imaginer les réactions, on m’a offert des cours pour apprendre à parler, on m’a proposé d’adhérer à des groupes d’art oratoire et on m’a inondé de conseils. Moi je le savais que tout ceci ne donnerait rien, mais à cette époque je ne connaissais pas les causes neurologiques de mon blocage. Tout ce récit pour résumer le fait que non, je ne désire en aucun cas vivre la popularité momentanée d’un mariage.

Mademoiselle, savez-vous danser?

Et la danse ! À la cérémonie de mon beau-frère et de ma belle-sœur, lorsque j’ai su que je devais apprendre une très simple chorégraphie, c’est comme si on m’avait dit que dans une semaine j’aurais à diriger une montgolfière.

Au sein des troubles du spectre autistique, la maladresse est surtout documentée chez les Aspergers. (…) Ils peuvent montrer des problèmes de proprioception (sensation de la position du corps) sur les mesures de dyspraxie (trouble de la planification motrice), l’équilibre, la marche.

Wikipédia

Tout le monde participait et je les aurais déçu en me soustrayant. Pendant des semaines, j’en ai fait de l’insomnie, des petits boutons m’ont poussé sur les bras, j’y pensais tout le temps. Mon autre belle sœur est venue à la rescousse pour me faire des schémas et des images avec des séquences de huit pour me permettre de suivre, mais c’était si angoissant. Je pratiquais chaque jour les quelques minuscules mouvements que je devais enchainer. Si la famille avait juste une idée des sacrifices que ça m’a demandé de tenter de maitriser la séquence ! Par chance que mes fils m’ont aussi aidé. Chaque bras ouvert d’un côté ou de l’autre devant l’auditoire, pour moi, c’est comme accepter de plonger le membre dans de l’eau glacée, ça fait mal, on sait qu’on peut le faire, mais la volonté que ça demande est impressionnante. C’est un mélange de dégout de me savoir si malhabile et la conscience d’être en train de demander à mon corps de se présenter ouvert au monde entier, non protégé, en amplitude et vulnérable, mais c’est aussi la lourdeur accablante des regards, les attentes, le projecteur sur la souris qui veut s’enfuir. Par chance que je les aime parce que je n’y serais jamais arrivé. C’est accepter d’enlever temporairement la cape d’invisibilité et de recevoir les essais d’un jeune tireur de couteaux en probation. On ferme la conscience et on tente de visualiser bien fort la fin de l’exercice qui ne saurait tarder. Mais c’est long longtemps.

C’est pas fini…

Et l’église ! Quel endroit angoissant et accablant ! Dôme de jugement et de règles au-dessus de ma tête amplifié par une lumière jaunâtre aux échos d’une voix monocorde et robotique. Le gros orteil passé le parvis, le temps y ralentit pour se délecter de mon désarroi et la lenteur du déroulement cérémonial englue mon cerveau de gélatine visqueuse. Le malaise et la nette impression de ne pas avoir ma place ici m’enveloppent.

Même la nourriture des mariages je n’y comprends rien, c’est censé d’être une journée magique, mais nécessairement tout sera fade et ennuyant, contrairement aux merveilleux petits plats que me concocte mon amoureux. En parlant du chéri, je vois mal comment je pourrais lui offrir une nuit de noces digne de ce nom si je suis épuisée, en surcharge et pas du monde d’avoir eu à supporter cette foule, ce bruit et l’intensité de la chose, pauvre chou, je crois qu’il serait déçu. Je serais la seule mariée qui ne veut rien savoir le soir venu. Pas l’idéal.

Le point majeur demeure quand même le fait que ça fait bien trop d’humains en même temps à gérer pour moi. Je serais sans cesse paranoïaque à l’idée qu’ils trouvent ça ennuyant, qu’ils n’aient pas vraiment envie d’être là, que ce ne soit pas au goût de chacun. Mais par-dessus tout, la vraie chose, celle qui me turlupine vraiment c’est que je n’ai pas envie de mélanger les deux familles et les amis, ça ne va pas ensemble. J’aime les divisions bien nettes, les classifications évidentes et les regroupements clairement séparés. Ce que je vis avec une amie, je ne le vis pas de la même manière avec un membre de la famille par exemple. Je réalise que j’ai développé plusieurs moi fonctionnelles mais différentes selon les situations. Cette superposition de mes univers créerait un chaos ingérable dans la gestion de ma personnalité. Je risquerais de ne plus savoir qui je suis et j’imploserais aspirée dans un trou noir de non-identité. Cette phobie mérite réflexion… Certaines personnes ne me connaissent pas. Tout le bon que j’ai reste caché bien en sécurité pour ne pas être empoisonné par la goutte de jugement morose que j’appréhende de la part de certaines personnes. Ils sont peu, mais ils existent et leur seule présence suffirait à m’obliger à ériger ces fameux murs que je travaille si fort à débâtir.

Nous voilà donc à la conclusion de ce texte. Je n’ai jamais rêvé d’être une petite princesse, je n’ai pas l’intention de boucler mes cheveux et de faire semblant de devenir temporairement une poupée peinte. Mon visage ne deviendra pas le support à poudre d’une créative maquilleuse. Je n’appliquerai pas sur mes ongles une couche glaciale qui s’effritera nécessairement et qui de toute manière pue comme ce n’est pas possible. Je ne vivrai pas le stress du bien paraitre et je n’aurai pas à marcher comme si la grâce venait subitement de m’envahir. Ça va coûter moins cher et je pourrai conserver mes bottes d’astronaute ou mes chaussures de course de couleur éclatante selon la saison.

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