C’est seulement une panne ou la difficulté à gérer les briseurs d’horaire.

Seulement une pane ou les imprévus en autisme

Je mets mon clignotant, j’aime le bruit, à chaque fois, sauf si un autre son s’en mêle pour le désynchroniser, mais aujourd’hui ce n’est pas le cas. Je savoure le tic-tac si sec et clair, presque un avant-goût du cliquetis du déclenchement de mon appareil photo. C’est bon. Je m’apprête à prendre la courbe pour entrer sur le boulevard, je suis momentanément (ou pas) à cheval sur deux voies.

L’imprévu.

Soudain, beaucoup trop de silence et vraiment pas assez de mouvement. En bonus, un dessin rouge et accusateur sur le tableau de bord. Je n’avance plus. J’ai répété si souvent le geste, non seulement dans ma tête, mais avec mes doigts en arrêtant au bon moment, pour bien connaitre la composition exacte de la séquence, que j’arrive à activer mes feux de détresse et je peux maintenir le doux rythme si régulier et rassurant du cli-clic, cli-clic.

Le retard c’est non.

Respectant l’ordre de priorité de ce qui me fait paniquer le plus, le retard possible de ma fille à son rendez-vous prend place au-devant des coureurs mangeurs de calme. Elle ne doit pas ne pas respecter l’horaire. Le retard c’est l’anarchie, le non-respect du temps, c’est le chaos et je ne suis pas une destructrice d’ordre. Je dois réaligner mes prévisions. Avant même de réfléchir à quoi que ce soit d’autre, mon premier geste est de lui appeler un taxi. C’est le contrôle que j’ai l’impression de pouvoir appliquer sur la douce désintégration de mon environnement habituel.

C’est là que ça m’a frappé. Cette angoisse, la certitude que rien ne ressemblerait à mes schémas et que mes points de repère allaient m’abandonner là, au milieu de la route. J’appelle l’amoureux. Une fois. Deux. Trois. Il me dit que j’ai appelé sept fois. Je ne sais pas. Je n’aime pas le sept. Ce hautain de sept et moi nous détestons mutuellement. Lorsque je panique et que ce n’est vraiment pas le temps de m’affoler, mon astuce est de me concentrer sur la prochaine tâche. La plus près dans le temps. Attendre le taxi.

Si je peux vivre mon angoisse lorsqu’elle m’attaque, si je peux la pleurer, me mettre en boule, me sauver, elle dure moins longtemps.

La retarder a des conséquences. L’emprisonner est un outil, rien de plus, une cage à émotions. Ensuite l’émotion est très très fâchée que je l’aie mise sous verrou et elle se venge. Donc, c’est à utiliser avec parcimonie. Je me fixe l’objectif taxi. Je focalise. Je répète. Ta-xi, ta-xi, ta-xi en suivant le rythme des feux. J’ai froid.

Les voitures s’accumulent. Je suis à l’entrée de la courbe et les autres conducteurs ne voient pas que personne ne bloque la route devant moi, je dois leur faire de grands signes, mais lorsqu’ils croient devoir attendre, la plupart plongent leur nez dans leur téléphone en guettant seulement mon pare-chocs du coin de l’œil. On tente de me dépasser parfois par la gauche, parfois par la droite, mais la constante linéaire du trafic est tout sauf respectée. Je sens l’impatience. Des gens mécontents de moi, ça me fait souffrir. Je me démène pour tenter de sortir mon bras, mais mes tresses se coincent dans les velcros de mon manteau. Impatiente, paniquée, je tire dessus et la coiffure se relâche.

Sur la route, lorsque je me déplace, le fait que je respecte les limites de vitesse fait que les autres conducteurs s’alignent comme si j’étais la locomotive. Dès qu’ils le peuvent ils se rebellent pour s’extraire du convoi et rouler à 70 km/h dans les zones de 50 km/h. Ça, c’est lorsqu’ils sont calmes. Au Saguenay les gens sont gentils… oui. Mais comme ici c’est grand, ils roulent bien trop vite ! C’est moins sympa. Imaginez. Je ne respecte pas la limite aujourd’hui. Je suis immobile. Statique, encombrante, désagréable. Je me sens dérangeante et je ne peux me rassurer en me disant que ce n’est pas vrai, ça l’est.

J’ai besoin d’instructions.

J’ai besoin d’avoir une ligne à suivre. Je n’ai pas d’instructions. J’ai besoin d’instructions. Mais l’amoureux ne répond toujours pas. Une voiture de police se range derrière moi, sans gyrophares, sans attaque visuelle. Un homme rieur s’approche. Je-suis-en-panne-et je-ne-me-sens-pas-bien-et-je-ne-sais-pas-quoi-faire-et-ça-ne-va-vraiment-pas-là-j’ai-froid-et-j’ai-peur-parce-que-je-suis-au-milieu-de-la-route-et-c’est-dangereux-et-mon-amoureux-ne-répond-pas-au-téléphone-pour-me-dire-quoi-faire-et-ce-n’est-pas-de-la-négligence-mon-véhicule-est-bien-entretenu-et-vérifié-à-chaque-changement-de-pneus-deux-fois-par-année. Il répond : Je vois ben ça. Il parle doucement, me mentionne qu’ils vont protéger la route et me propose simplement de m’aider pour appeler la dépanneuse. C’est bon. Je peux installer la balise suivante, la dépanneuse. J’ai donc deux balises devant moi. Deux, c’est mieux qu’une. Je regarde dans mon miroir pour guetter la potentielle arrivée de la dépanneuse, et je me vois. Le visage défait, les cheveux bleus en bataille à cause des velcros, je ressemble à une échappée de l’asile.

Ma fille s’en va en taxi, je me concentre sur la vapeur qui sort de ma bouche, blanche, opaque, jolie et contrastante avec le froid qui envahit le véhicule. J’ai de plus en plus froid et la dépanneuse tarde. L’amoureux appelle enfin, stressé, inquiet. Qu’est-ce qui se passe ? Je pleure, explique. Tu as assez d’essence ? Oui, ma jauge est entre la première et la deuxième barre, je connais mon camion, il peut se rendre à l’équivalent d’une demi-section sous la première barre. C’est comme s’il me restait une section complète, presque le quart du plein. Il me dit qu’il fait très froid, que peut-être que j’ai eu un peu de glace dans mon réservoir, que de maintenir mon essence au quart de ses capacités en hiver (techniquement, c’est le printemps, mais le Saguenay n’est pas au courant de cette donnée), il ne faut jamais faire ça, que je peux sans doute simplement tenter de redémarrer ? Que c’est probablement un problème d’essence.

Non ! Tu ne comprends pas, je suis déjà toute désorganisée, les policiers sont là, on a appelé la dépanneuse, je ne suis plus en état, je ne peux même pas penser à conduire, je suis en mode panique et j’ai installé l’étape dépanneuse dans ma tête. Je suis concentrée là-dessus, tu ne peux pas redéfaire tout mon horaire interne encore ! Je ne veux pas rechanger d’idée, je vais être trop déconstruite. Je préfère payer.

Il n’a même pas insisté. Il sait. Il connait les conséquences.

C’est là que l’histoire prend tout son sens. Dès le départ, j’aurais pu tenter de redémarrer. Je réalise que je ne l’ai jamais fait. Et lorsque je l’ai su, je ne pouvais plus, car je savais mon état instable. C’est ça l’autisme. Les imprévus sont excessivement énergivores, quasi dangereux, ils sont envahissants, ils bouleversent la fragile tentative de stabilité d’un univers étrange dans lequel rien n’est à l’ordre. C’est une pierre lancée dans un lac, et tant que l’eau n’est pas calme, lisse et claire, je ne vois plus rien et n’arrive plus à avancer.

À l’arrivée de la dépanneuse, je remets mes clés au conducteur, mais ensuite j’oublie et je les cherche partout. Je tente de monter à deux reprises dans la cabine, mais je m’y prends tout de travers. Ma coordination, équivalente à celle de ver de terre tentant de sauter, est mémorable. À deux reprises je me hisse presque pour finalement débouler vers mon point de départ. Pour la dignité et la grâce, on repassera… Saleté.

À l’intérieur, j’ai froid et c’est bruyant, ce sont les infos que j’arrive à énoncer. Malheureusement, le conducteur voulant être gentil monte le chauffage et le bruit amplifié me donne l’impression de me débattre à l’intérieur du réservoir de mon aspirateur central. Il me mentionne que je suis maintenant en sécurité et me dépose à l’épicerie pour que je puisse attendre le deuxième taxi au chaud.

Je regarde mon véhicule, piteux, perché, emprisonné sur un piédestal mécanique. J’entre dans l’épicerie, j’attends un moment mon taxi, mais je crains de manquer son arrivée. Je change donc de porte pour attendre de l’autre côté. Mais à nouveau, je m’inquiète de ne pas bien voir, alors je décide de retourner à la première porte, c’est là que je réalise qu’entre les deux, le mur complet est vitré, je suis passée devant et je n’ai jamais vu qu’on voyait tout de là, trop accaparée, encore une fois, par les détails au lieu de l’ensemble. Comme une autiste, l’aiguille avant la botte de foin, c’est moi.

Lorsque je contacte le garagiste il me dit, rieur, y’a rien ton camion. Je suis trop mal, je n’écoute pas où seront déposées mes clés. Lorsque l’amoureux me reconduira au garage, je ne les trouverai pas, il me prêtera la sienne. Au départ, je les recevrai en plein front, elles étaient sous le pare-soleil.

Ça m’a coûté 86$ (peut-être plus, car j’ai oublié de payer le garagiste, je dois l’appeler demain), et deux heures de travail à cause de mon fonctionnement atypique… Imaginez si je n’avais eu ne serait-ce qu’un accrochage (ce qui ne m’est jamais arrivé). Quelques heures plus tard, j’ai éclaté en sanglots et oscillé comme un tremblement de terre. J’avais enfin le droit de vivre mon stress.

BONJOUR!

Je suis Valérie Jessica Laporte. Bienvenue dans mon univers autistique.

Femme blanche autiste souriante avec lunettes bleues et tresses bleues

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