Une semaine sans sommeil plus tard, le jour J est arrivé. J’angoisse. Appuyez très fort devant votre gorge jusqu’à ce que ça fasse mal et respirez dans une paille, vous aurez un aperçu de comment je me sens, les tremblements en moins. Pourtant je suis prête. Une liste musicale joyeuse dans le iPod bien chargé, (deux paires d’écouteurs au cas et deux petits iPods au cas) des vêtements doux, une coiffure confortable et un rendez-vous à une heure qui ne me mettra pas serrée dans le temps. Pourtant ça ne suffit pas. Je vois les minutes s’égrener et je sais qu’inéluctablement je vais y passer. Vous croyez que je me dirige vers l’abattoir ? C’est presque ça. J’ai rendez-vous chez le dentiste.
Je me concentre sur la route du mieux que je peux et déjà l’asthme commence à pointer le bout de son nez, ce qui ne va pas aider. J’entre dans la salle d’attente raide comme un piquet, les poings serrés en me concentrant sur chaque pas. C’est très joli, tout est pensé pour offrir détente et ambiance de spa. Pourtant, je ne vois que l’espace qui n’est pas régulier à la perfection entre les cadres et la finition imparfaite autour du tuyau qui amène le téléviseur du plafond. Je tente tant bien que mal de me polariser sur le superbe luminaire mais il n’y a rien à faire, je suis à peine capable de laisser échapper un bonjour embrouillé en réponse à la gentille dame de l’entrée. Par chance qu’elle n’a pas l’air bête celle-là… ce serait la goutte d’eau.
Oh que je dois avoir l’air désagréable avec les écouteurs sur les oreilles durant que l’hygiéniste s’affaire à préparer ses petits trucs en vue de l’arrivée de monsieur le dentiste. Je m’excuse à quelques reprises en précisant qu’il ne serait pas envisageable de survivre ici sans musique.
Mise en contexte sur monsieur le dentiste
Une membre de la famille de mon conjoint est en couple avec un très gentil monsieur. C’est une personne calme, il bouge assez doucement, aucun mouvement brusque et en plus il a un joli accent. Tout ça en fait un personnage assez rassurant. Monsieur est dentiste. Quelle chance. J’arrive à lui faire confiance, ce qui est assez rare, c’est déjà ça de gagné. Alors maintenant c’est lui que je vais voir. Mon conjoint me le dit, il voit bien la différence, je suis quand même traumatisée pas mal moins longtemps de mes retours du dentiste depuis que c’est lui que je vais consulter. Tout ça pour dire que normalement ça devrait bien se passer.
Retournons au rendez-vous
Voilà, mon heure a sonné, c’est mon tour, je dois me diriger vers la salle de torture. En comptant chaque pas, en essayant de marcher également sur les tuiles sans que ça paraisse, je me déplace d’un pas saccadé vers le lieu fatidique. Vous dire le nombre de questions qui me passent instantanément dans la tête juste pour décider de quelle manière exactement je vais déposer mon sac sur la chaise prévue à cet effet, c’est juste trop. Quelle vue j’aurai sur mon joli sac ? L’angle sera intéressant, la bandoulière va glisser ? Il ne s’harmonisera pas avec l’ensemble, la courbe que ça formera sera régulière ou aura un accroc ? Il faut comprendre que je l’aime beaucoup ce sac. Simple, bien symétrique, d’une superbe couleur avec un beau contraste, il est solide et esthétique, alors il mérite bien toute cette attention. Mais trêve de réflexion sur mon bagage à main, il faut que j’agisse correctement et donc je dépose le sac en question dans un emplacement que je sais être final pour au moins la prochaine demi-heure. Je devrai donc vivre avec le poids de cette décision (insérer ici un petit rire car c’est une sorte de blague). Toutes ces tergiversations dans ma tête ne suffisent pas à m’éloigner du sujet principal de ce qui va se passer ici. Et la salle, même joliment ornée ne saurait me berner. Je sais ce qui m’attend. Enrobé de ruban blanc, un porc-épic reste un porc-épic.
C’est le moment. Il arrive, non s’il-te-plait, ne demande pas si ça va bien ? Ne demande pas, ne demande pas… Paf, il demande. Grrr. Je ne peux PAS mentir, même dans les cas anodins, lors de formules de politesse, mais non, pas capable de m’en empêcher. Je sens les larmes apparaitre. Focus, focus, focus, allez un effort, tu ne vas pas pleurer là, tu vas encore avoir l’air folle. Allez, on repousse la boule dans la gorge loin loin et on se concentre, ok ? Le corps n’étant pas particulièrement d’accord, il décide de laisser s’échapper des yeux les gouttes qui dénoncent mon état d’esprit.
Et là ça commence, la proximité, ces deux personnes au-dessus de ma tête, le tuyau qui tourne autour de mon bras, la position, la vulnérabilité, l’accès direct à une bulle qui a juste assez de place pour mon conjoint et mes enfants. Je ne colle même pas mes amis. J’étouffe, je manque d’air, je respire difficilement, je tremble tellement que j’ai le corps qui a sa propre mesure à l’échelle de Richter. Je suis totalement oppressée, écrasée, on dirait que je suis en train de me désintégrer. Et le bruit ! J’ai une casserole sur la tête, c’est certain, et il y a une tempête historique qui frappe dessus. L’horrible et terrible bruit, on me scie la tête en deux et on s’en sert comme carburant à fusée. Je suis pulvérisée, déchiquetée, je panique totalement, c’est un ouragan, ça s’en vient, je vais me ridiculiser et faire une terrible crise de panique monumentale !
C’est là que le dentiste a la présence d’esprit de me donner une toute légère tape sur l’épaule pour que je clique sur le bouton afin de baisser le son de la musique. « On fait une pause ? » − dit-il. Il s’essaye aussi à faire un brin d’humour. « Une chance que tu ne vas pas souvent chez le dentiste, tu serais sourde à 40 ans. » J’ouvre les yeux, j’ai l’impression de sortir d’un cauchemar, la tête « écrapoutie », les nerfs en compote, complètement épuisée. « Tu fais bien ça » − qu’il me dit. Quoi ? Ben voyons donc, j’ai complètement la honte et je me dit qu’il ne doit tellement pas comprendre ce qui m’arrive. Et à un moment, ça se termine. C’est fait. Enfin.
Je réalise bien que le gentil dentiste tente de capter mon regard pour soit comprendre ou me rassurer, je ne sais pas trop. Mais je ne suis pas capable, je suis triste, dépitée et assez gênée. J’aimerais bien lui expliquer mais je ne m’imagine pas trop lui dire, hey, en passant, je ne suis pas neurotypique comprends-tu ? Je vois tout, je sens tout et j’entends tout fois milles. J’ai des milliards de données et de sensations envahissantes qui m’arrivent de partout. Alors je balbutie un merci et je traine ma carcasse jusqu’à la sortie. Dans quelques jours je me sentirai mieux… et je vais apprécier fort fort fort le fait que j’aurai la paix du dentiste pendant un an.