Comprendre, classifier, organiser, diviser par catégorie, c’est quelque chose que j’apprécie tout particulièrement. Les groupes, les sections, une bonne répartition des éléments dans l’espace, c’est ce qu’il faut pour occuper ma tête. Afin de tenter d’obtenir le début d’une compréhension des extra-terrestres parmi lesquels j’étais tombé, j’ai donc utilisé cette technique. Je les ai répertoriés dans des petits paquets bien définis et je vais raconter comment c’est arrivé.
Il y a eu deux éléments déclencheurs qui superposés, m’ont précipité sur cette piste de recherche. Premièrement j’ai vu un petit bout de reportage traitant du non verbal. Vivant une relation symbiotique avec la bibliothèque de ma ville, j’imagine que c’est en ce lieu que j’ai ensuite tenté d’en apprendre plus. Toujours est-il que j’ai eu accès à un livre traitant du non-verbal, des micromouvements et autres informations visuelles du genre que les gens utilisent pour communiquer sans le faire exprès. Je savais que je venais alors de tomber sur une mine d’or d’information. J’ai dévoré tout ce que je pouvais trouver à ce propos, mais à cette époque peu d’ouvrages abordaient ce sujet spécifique. Ça m’obsédait, j’y pensais tout le temps.
Le deuxième élément, celui qui me lança avec un solide élan fut l’obtention de quatre petits calepins. Je chérissais ces calepins. Quatre couleurs, même format. Le chiffre quatre en soi, déjà, sa symétrie, sa pureté, son infinité, comme les quatre coins d’un cercle (pas de commentaires ici, je me comprends), je trouvais ça absolument génial. Les pages neuves, vides, qui n’attendaient qu’une attribution de rôle, j’ai tout de suite su que j’en ferais bon usage. La première idée ne fut pas un grand succès. Friande de romans d’espionnage, j’imaginais qu’ils pouvaient devenir les récipients de futures notes d’un groupe de jeunes détectives. Pour ce faire il aurait d’abord fallu que j’aie des amis. Une seule enfant, douce et artiste me parlait parfois, mais sans plus. Je dus donc abandonner cette piste. Je décidai simplement d’être la seule détective, voilà. Il me fallait subséquemment établir un processus, des règles et une méthodologie que je respecterais à la lettre.
Recherche et analyse en profondeur des autres minis humains.
Tel que mentionné précédemment, j’avais quatre réceptacles à mots. Je commençai à observer les autres enfants jusqu’à ce que je puisse les diviser en autant de grands groupes distincts. J’étais consciente que certains d’entre eux n’entreraient nulle part ou encore qu’ils ne cadreraient pas exactement dans les cases des choix arbitraires que je me proposais. Mais l’exercice, selon moi, en valait quand même la peine. À cause de mes souvenirs relatifs aux points d’observations choisis, je sais que j’étais dans la section de la cours de récréation réservée aux enfants âgés de neuf à onze ans. C’est ainsi que je passai des heures à bien examiner et catégoriser les jeunes citoyens pour premièrement placer leur nom dans le bon cahier. Une fois cette étape complétée j’avais une liste de base pour entreprendre ma recherche.
Au départ étaient notés les sujets de prédilection abordés par la personne, le type de mouvements qu’elle privilégiait par sujet discuté ou par désir exprimé. Les situations aimées ou non par cette personne et ses besoins. Ensuite, je notais les fréquences des gestes physiques utilisés et je tentais aussi d’établir quels étaient les leviers émotionnels de la personne. Quand je croyais en avoir découvert un, je commençais une phase de validation. Je listais les réactions qu’ils avaient face aux diverses choses qui leur arrivaient. Une fois les tableaux et descriptifs bien avancés, je me mis à ajouter tout le non verbal, les gestes des mains, les positions du corps, les intonations de la voix, les éloignements ou les rapprochements, la manière de respirer, tout. Chaque détail devenait une information supplémentaire dans mes carnets d’espionne. Je tentais de faire des corrélations entre les éléments de mes tableaux et ça fonctionnait relativement bien.
Bien diviser et classer les gens dans leurs petites cases.
Ces cahiers devinrent une obsession et le fait qu’ils aient quatre couleurs distinctes continuait d’occuper mon esprit. Il y en avait un magenta, un vert, un jaune ainsi qu’un bleu et ce détail me perturbait. Je jugeais que le rose aurait dû être rouge pour être plus franc au niveau de sa couleur. Je ne savais pas encore que le magenta servait justement de rouge dans le monde de l’impression. Ça me dérangeait parce que j’avais les deux autres couleurs primaires en main, mais il me manquait le rouge. Et par le plus grand des hasards, ce rouge si marquant par son absence se faisait narguer par le vert, son opposé dans le cercle chromatique. Je me mis donc à collectionner divers objets de ces quatre couleurs en essayant toujours de faire comme si le rose (magenta) était en fait un rouge sans le savoir. Ça a commencé avec des punaises (une rouge, une verte, une jaune et une bleue). Ensuite je groupai des crayons, des trombones et divers autres petits articles, toujours en groupe de quatre en suivant le même schéma. Je me voyais dans l’obligation de les attribuer à chaque cahier pour leur donner une sorte de vie supplémentaire, une extension de leurs pouvoirs ou je ne sais trop. Bref, j’avais maintenant deux nouvelles obsessions (en plus de toutes les autres déjà présentes à l’époque). Je trainais partout ces groupes d’objets en plus des cahiers.
Les calepins de notes furent vite ornés de renseignements de valeur qui allaient m’aider à interpréter et comprendre mes congénères. Je ne savais pas que cette démarche signait la naissance d’une capacité qui allait me servir toute ma vie afin d’évoluer avec une apparence quasi normale en société. Quand j’arrivais chez moi, je les étudiais et je préparais d’autres points d’analyse pour le jour suivant. Pour ce faire, je disposais proprement et de manière symétrique les carnets ainsi que leurs groupes d’objets respectifs, cette délimitation des territoires m’aidait à réfléchir et à me représenter de quelle manière tout ceci pouvait s’appliquer à la vie dehors.
Est-ce que je suis méchante ?
En même temps je culpabilisais en me demandant si c’était mal. Enfant on ne me faisait pas confiance. Peut-être entre autres parce que je ne regardais pas dans les yeux et que j’étais asociale. Donc, à force de me faire répéter que j’étais hypocrite, je me suis mise à croire que de tenter d’analyser les autres provenait d’une sorte de désir de manipulation. Je pensais être peut-être armée de mauvaises intentions. Je me disais que le désir de comprendre le tableau de bord et les manettes des commandes émotionnelles des gens était motivé par l’envie potentielle d’avoir un certain pouvoir sur eux. J’ai cru longtemps que j’étais un peu maléfique d’agir de la sorte. Erreur.
Avec le recul, je réalise que ces outils étaient à la portée de presque tout le monde, mais de façon innée. Les neurotypiques savent décoder, lire, comprendre et agir en fonction des besoins des gens en orbite autour d’eux. Ce n’est pas mal, de s’adapter. C’est plutôt qu’ayant une grande lacune à ce niveau, j’ai tenté d’y pallier en réunissant et en accumulant le plus de renseignements possibles à ce sujet. Je suis heureuse d’avoir effectué ce travail de fond sur la question. Ça me donne accès à un paquet de données qui ne me parviennent pas de manière instinctive, mais par observation. J’arrive assez souvent à deviner les sensations ressenties par mon interlocuteur. À chaque fois j’en suis toute fière. Sans aucune retenue, je m’exclame et j’explique avec un surplus d’enthousiasme et de joie quels micromouvements ou autres petits gestes m’ont mené à cette interprétation. J’adore ça. Encore il y a deux semaines, nous étions trois, et j’ai lâché un petit cri de joie en disant que j’avais décelé une satisfaction et un soulagement chez une personne. Je pris une dame à témoin en disant «Regarde, regarde, il a fait ceci avec sa tête et a respiré comme cela, c’est une bonne nouvelle ! Tu as vu, tu as bien vu ?» – J’étais excitée comme une enfant. J’ai eu l’air d’une extra-terrestre bizarre, mais ce n’est pas grave. J’ai maintenant accès à une lecture des humains. C’est une excellente chose.