Moi si maniaque de symétrie, de choses égales et de belles lignes droites, quelle ironie de constater que mon âme ne se conforme pas au paisible rythme régulier d’une séquence prévisible émotionnellement parlant. Par chance que je sais que je suis bel et bien toute seule à habiter ma tête, parce que des fois, je trouve frustrant de constater, que la moi de la semaine dernière disparait dans un pouf ! pour laisser place à une autre et ainsi de suite.
Avance, recule, avance, recule…
C’est ma deuxième année au club photo, un lieu plus que paisible. Rencontres calmes sont au rendez-vous et personne ne m’attaque. Au début je demeurais systématiquement plantée droite comme un piquet en attendant que la conférence débute, mais dernièrement, à force, j’ai apprivoisé le lieu et je me décide enfin à parler à des gens. Le bourdonnement collectif laisse parfois la primeur à divers gazouillis qui m’atteignent et j’arrive alors à me faufiler sur la pointe des orteils dans quelques cercles de bavardages qui au départ ne m’incluaient pas. Avant les vacances des fêtes, j’étais en feu sur une super lancée, ma volubilité ayant momentanément explosé par je ne sais quel miracle. Je me croyais donc prête à continuer en ce sens, mais ma tête moins je dirais… C’est comme un abat aux quilles, je n’ai pas nécessairement fait exprès de le faire, ne croyez pas que je peux réitérer sur demande.
L’élastique.
Ça m’a pris une bonne année à m’habituer au local, à son bruit de fond constant et ventilant, à la mauvaise qualité du micro qui grésille comme une mouche à l’agonie, à l’humidité ambiante et glaciale, au sol trop froid, trop dur sous mes pieds et qui me cogne dessous à chaque pas, comme un marteau géant et craquant aux longues dents, aux multiples trucs accrochés au plafond qui ne cessent d’attirer mon regard, au revêtement abimé de l’estrade, au désordre incroyable de la table de l’orateur et à la projection qui n’est jamais tout à fait au niveau. J’ai dit « habituer ». Mauvais choix de mots. Je suis moins surprise et sollicitée par ces détails auxquels je m’attends de plus en plus d’une fois à l’autre. Il y a deux sorties, jamais loin, et jamais, au grand jamais je n’y vais seule au club photo. Si mon amie n’y va pas, je n’y vais pas. Elle me l’a dit qu’elle garde toujours un œil sur mon état. Ça me rassure, c’est fou. Par contre, je ne désire pas être la gomme sous son soulier ou le menhir sur son dos alors je tente quelques avancées, mais l’élastique de sécurité me ramène toujours pas très loin d’elle.
C’est comme si elle était le centre de l’étoile et que j’en explorais les branches, mais que je doive rapidement revenir prendre mon souffle au milieu à a des intervalles réguliers sans quoi le fil invisible se cassera et je serai projetée en orbite avec aucun contrôle sur ma destinée. Son débit, sa posture et son parlé ont tout d’apaisant. C’est un pas en avant parce que maintenant, l’amitié peut aussi me retenir de voguer dans une dérive de panique qu’auparavant seuls mon conjoint ou mes enfants pouvaient m’empêcher de subir.
Les changements me détestent. Ou alors, c’est moi qui les déteste ?
Au retour des vacances, surprise, changement de local. Une variation de lieu c’est lourdement sollicitant. Même lorsque le lieu est joli, tout est si amplifié les premières fois. Je dois tout recalculer, comment je vais agir, de quelle manière je me déplacerai, quelle seront les positionnements possibles pour ne pas être éblouie, me sentir écrasée ou avoir l’impression qu’on envahi mon espace. Pourrais-je toujours reculer, me sera-t-il possible d’avoir une deuxième option dans tous les cas ? Et les gens que j’ai doucement commencé à un peu reconnaitre tout en étant jamais tout à fait certaine de ne pas me tromper se retrouvent affublés d’un nouvel éclairage transformant leurs traits. Une grosse partie du travail est donc à refaire.
La première conférence est commencée et je n’arrive pas à me calmer, je tente d’écraser mes mains, d’appuyer fort sur mes jambes pour détruire un peu de la tension électrique envahissante, mais il n’y a rien à faire, l’orateur me met mal à l’aise. Ce n’est pas un membre de notre club. Je n’ai pas confiance en lui, il a un quelque chose qui me rend trop inconfortable et plus ça va, plus le malaise grandit. Lorsque je panique comme ça il me faut des pressions profondes, mais là, même en mettant mes pouces à rude épreuve on dirait que je ne sens rien. D’ailleurs, le lendemain, j’aurai une cuisse complètement à vif picotée rouge. Je tente bien fort ces temps-ci de ne me laisser écraser par personne, c’est un objectif que je me suis fixé.
Oser. Pas toujours valorisant.
C’est pourquoi lorsque cet homme posa une question et demanda la collaboration et la participation de chacun j’ai décidé que c’est là que ça se passait. Ce n’est pas vrai que lui, il a le pouvoir de me rendre aussi mal, je vais donc répondre quelque chose. Le premier son, la première syllabe qui sort de ma bouche est tout embrouillé. Désastre, j’ai envie de m’arrêter immédiatement, de fuir par le broyeur de l’évier, le drain du planché ou le prochain trou de verre à destination de nulle part, mais il est trop tard, je me suis engagée dans une phrase, je dois la prononcer. Instantanément, je crois avoir découvert la solution au chauffage des maisons l’hiver, je suis submergée par une lave grimpeuse qui s’immisce dans mes veines pour remonter jusqu’à mon crâne. Une fois arrivée aux oreilles ça brûle, ça pique, j’ai une foreuse dans les tympans et je ne peux reculer, je dois continuer. Je réussis tant bien que mal à laisser s’extirper mon commentaire.
Normalement j’aurais du recevoir une interne tempête d’applaudissements de fierté que je me serais moi-même procurée, mais non. Le vilain présentateur me répond en me contredisant et limite en me rabaissant. Je ne prétends pas être la seule victime de ce petit despote mal dans sa peau puisque les autres intervenants affrontent aussi ce mur de prétention lancé à tout vent. La différence c’est que les autres humains se réfugieront dans le mépris ou dans l’indifférence, mais moi je le reçois comme une claque en plein visage. Ça m’avait demandé tellement d’efforts et mon arrivée au fil fut reçue avec dédain. Je tente de masquer ma honte avec un froncement de sourcils cherchant vainement à ressembler à de la colère ce qui n’est jamais une réussite dans mon cas. J’ai l’air zéro dangereuse. Lorsqu’il nous demande à tous de changer de pièce pour une démonstration, je me colle bien au mur du fond et je refuse même de regarder ce qu’il peut bien manigancer. Ça doit être ça bouder.
Quelques autres personnes se sont aussi désintéressées de l’hurluberlu. Je tente donc une piteuse approche vers un petit attroupement en retrait, en grande partie parce que je ne veux pas laisser gagner le rude personnage. J’écoute donc la conversation, mais comme je suis stressée je comprends bien entendu tout de travers comme à l’habitude alors pour une raison obscure je me mets en tête que l’homme à côté de moi a dit qu’il était ingénieur alors la seule chose que je dis sans me présenter ni rien c’est : « Mais elle est où votre bague ? » Il me regarde étonné par cette question hors contexte. Moment de silence. Regard interrogatif. Quelle bague ? Ben, votre bague d’ingénieur ? Mais je ne suis pas ingénieur., qu’il me répond. Oh non. C’est tout. Je me sauve.
Pas fière de moi d’avoir été intimidée pas le malpoli d’orateur de la dernière fois, je me rends à mon prochain club photo avec la détermination ferme de parler à quelqu’un. Je suis plus que convaincue. Rien ne m’arrêtera, c’est là que ça se passe. Il y a mes mains qui sont plus ou moins d’accords avec mon intention de demeurer calme et de bien faire ça. Elles ne cessent de ne plus savoir comment se placer. Elles font plein de niaiseries sans se soucier du fait que je ne veuille pas. Quand tout veut rester tranquille et invisible, il y a juste elles qui font les petites rebelles et ça m’énerve.
Je rapatrie tout mon courage dans un petit motton serré puis je me dirige vers le groupe le moins apeurant. J’entends donc un monsieur parler de son échec entrepreneurial. Et boom, je me mets à lui citer toutes les statistiques que je connais à ce sujet. Des chiffres, c’est un sujet très rassurant. L’entrée en matière est faite, je l’ai décollé et il me raconte d’un trait tout son parcours. Il parle encore et encore.
Images-mots
Au-dessus de sa tête, comme à l’habitude, les mots importants forment des images juste pour moi. Chaque terme appuyé par une émotion, chaque mot clé, apparaît avec sa propre entité. Ils s’empilent doucement et doivent visuellement s’imbriquer pour disparaitre en un bloc solide. Un »p » dépasse? Il doit s’insérer tel un bloc Lego dans un mot au-dessous. Plus la conversation est tendue émotionnellement plus les lettres défilent à un rythme effréné. Je dois à tout prix garder le contrôle de ce Tetris mental sans quoi je serai incapable de soutenir le dialogue. C’est une pression immense que je m’impose, sans néanmoins avoir le pouvoir de la faire cesser. Je crois que c’est un moyen de défense que mon subconscient a initié afin de me distraire de la tâche trop angoissante de fournir à mon interlocuteur une interaction digne de ce nom. Si les gens devant moi avaient seulement un aperçu de la partie qui se joue au-dessus de leur chevelure, je crois qu’ils se sauveraient en courant de peur que tout ceci s’écroule sur leur crâne si jamais j’avais le malheur de relâcher mon attention un seul instant.
Le monsieur semblait tout content d’avoir pu me raconter sa vie alors la semaine suivante, lorsqu’il ma vue, il s’attendait à ce que je lui parle à nouveau. Mais non. Je n’avais pas, cette fois, en banque, une série de statistiques à brandir. Donc malgré mes efforts, lorsqu’il m’a approché je n’ai rien su mentionner. J’ai tenté un sourire engageant, et voyant qu’aucun mot ne sortait il a eu cette bizarre et effroyable idée que je n’ai pas vue venir malgré ma vigilance. Oui, pour vrai, il a fait ça. Il a pris son doigt et a pointé mon nombril du bout de l’index comme pour taquiner une enfant. Non!!!! Mes yeux se sont exorbités, j’ai eu brusquement l’impression d’avoir eu le hoquet durant miles ans tellement ça m’a secouée. J’ai pris la direction des escaliers vers la sortie en frottant mon nombril le plus fort que je pouvais, mais la sensation ne voulait pas partir. J’ai gratté, j’ai pincé, j’ai tordu la peau, rien n’a fonctionné. Collée là, comme un vieux bas qui pue, je continuais à ressentir ce touché intrusif. La bulle de savon que je suis se désintégrait et coulait partout. J’ai passé quelques jours à avoir un peu trop conscience du fait que j’avais un nombril et que quelqu’un avait eu l’audace de peser dessus.
Bon, c’est un peu décourageant, j’ai l’impression d’avoir reculé, d’avoir deux bibittes différentes dans la tête qui ne courent pas au même rythme. Un cerveau qui parle et un autre qui se tait. Une personne énergique et enjouée et un mur de plâtre beige. Une fille qui saute partout et une statue de sel qui menace de fondre à la moindre intempérie. C’est pour ça que je trouve que je ne suis pas égale. Mais bon, je n’ai pas un dédoublement de personnalité, je suis Asperger, c’est pas mal moins pire. Tout de même, si j’avance de dix pas et que je recule de neuf à chaque fois, un jour, je vais les avoir tout montés les escaliers de ma personnalité.