Mise en contexte avant l’arrivée de LA question. Le manteau neuf de mon fils est brisé et demain il fera -28°C. Que ça me tente ou non, retourner au magasin pour le faire réparer est une incontournable et non négociable tâche que je dois effectuer dès maintenant.
Les Ça me tente pas, ça me tente pas, ça me tente pas, j’ai déjà épuisé mes réserves de social, j’ai parlé à des gens tout à l’heure ! n’impressionnent en rien mon amoureux qui continue d’avoir son petit sourire en coin… il trouve ça drôle. Grrr.
Se préparer pour tout, tout le temps
Je répète les phrases que j’aurai à utiliser en boucle dans ma tête puis je suis super prête. Je suis consciente que c’est le temps des fêtes et que c’est difficile pour le personnel des magasins. Je ne veux pas être la cliente stressante donc je pratique mes phrases avec un débit plus lent, pour me tempérer et ça se passe à merveille. Je suis une pro, ni vu ni connu que ce geste anodin est pour moi si demandant. Le personnel est vraiment serviable. J’attends donc l’évaluation de la responsable lorsque tout à coup j’entends un Salut !, tu ne me reconnais pas hein ? La personne sait que je ne la reconnais pas, ce qui veut dire qu’elle me connait et qu’elle sait que je ne reconnais personne, c’est bon.
Si les gens avaient une petite fenêtre pour voir dans ma tête d’autiste asperger et qu’ils l’entrouvraient juste un peu, la bourrasque qu’ils recevraient les jetterait au sol. Ce vent, cette force, la tempête en continu… Je suis habituée, armée pour, toujours à la gérer, mais il n’en demeure pas moins que le défi est prenant. Pendant ce temps, stoïque je tente de demeurer, mais sur ce point je performe moins…
Après son identification (elle est du club photo), elle doit se diriger à l’autre caisse. Mais je sais, du moins, je suppose, que je dois au moins dire bonjour correctement. Je garde donc un œil sur elle que je ne relâche jamais, parce qu’elle est habillée avec trop de neutralité et si je la perds de vue, c’est fini pour aujourd’hui. Si elle sort avant moi c’est réglé, mais dans le cas contraire, je désire compléter.
Allez, t’es capable !
C’est bon, je vais faire comme tout le monde et lui poser une question sur le temps des fêtes. C’est gagné d’avance. De toute manière elle parle énormément donc si je la décolle (démarre), je suis correcte pour un bout. Je n’aurai pas besoin de penser à comment rétorquer.
Je termine de régler mes arrangements concernant la réparation lorsque la gérante me contourne par le dos et donc se retrouve derrière moi à gauche. C’est là qu’elle décide qu’elle me flatte le bras droit probablement parce qu’elle est contente de son bon service à la clientèle. Au lien de me dire au revoir avec des mots, elle choisit le contact physique. J’aime trop cette ville parce que les gens sont gentils, mais parfois, ils touchent, et ça c’est trop intense pour moi. Je fais un méchant saut, je suis toute déstabilisée. Je déteste tellement qu’on me touche, particulièrement lorsque ce n’est pas prévu et synchronisé avec ma pensée. Le contact non préparé, c’est beaucoup trop d’information, un torrent qui accoure faire la fête déchainée en un instant dans ma tête et dans mon corps ! Yark. Sensation horrible. Déjà il n’y avait personne à ma droite donc j’étais zéro préparée. Une chance que j’avais mon super gros manteau en duvet avec deux chandails en dessous; je l’ai moins senti. Je respire, je me stabilise et je garde un œil sur la suite.
Ma petite question facile.
Je focalise sur l’objectif. Ce sera simple avec elle, je pose LA question facile. As-tu hâte au temps des fêtes ? Je suis sauvée, elle est comme une poupée dont tu tires le fil… c’est parti. Tout va bien. Je l’écoute me parler…
Puis si elle change de sujet, j’ai plein de conversations en lien avec la photo de prêtes et le pire qui peut arriver c’est que me parle de ça, non ? Non.
Elle demande. Innocemment et sans prévoir le flux d’infos qui vont suivre et devoir être triées afin que je réponde…
Est-ce qu’il était bien le party de Noël du club photo ?
Je ne suis absolument pas apte à poser un jugement exhaustif sur ce point. C’est quoi bien ? L’échelle d’évaluation, elle consiste à quoi ? Le terme bien, pour moi, ce n’est pas nécessairement bien pour la neurotypique devant moi. S’il s’agissait d’un événement commercial, je pourrais en juger par les conséquences monétaires, soit, l’événement a-t-il atteint un bon seuil de rentabilité, mais ici ce n’est pas de ça qu’il s’agit.
Je lui demande donc : Tu évalues ça comment, dis-moi, quels sont les facteurs qui permettent de déterminer si le party était bien ?
Elle de me répondre : Mais toi, tu t’es amusée ? Hum… je pense que oui ? Peut-être ? (silence de quelques secondes) …
Puis là ça roule, vitesse grand V fois mille. Comment j’évalue ça moi un bon party ? Je n’aime même pas ça à la base des partys, puis comment je saurai que c’est correct ? C’est personnellement un de ceux que j’ai trouvé le moins stressant avant même de m’y rendre, mais cette donnée était intégrée avant d’arriver. Elle n’a donc aucune valeur analytique puisqu’elle précède l’événement et est simplement reliée au facteur attitude de ma part. J’avais une meilleure approche, moins de peur et une confiance nouvelle, cela n’ayant aucun lien avec l’organisation, je ne peux en tenir compte.
Ce n’est pas parce que j’aime que tout le monde aime
Arrivée là bas, on a souligné ma passion pour les pois, les organisateurs ayant ajouté à leurs chapeaux de Saint-Nicolas, des joyeux rubans à pois inexistants les années précédentes. J’ai eu des doutes, bien entendu sur le bien fondé de cette affirmation : On a mis des pois pour toi !, mais après petite enquête de ma part et le fait qu’ils persistent dans l’affirmation de cette action ayant pour but de me faire plaisir j’ai abdiqué et, je crois presque qu’il est possible que ce soit vrai. J’ai même reçu quelques dés* en cadeau de la part d’un membre du club, comme ça, simplement. Est-ce que cela en fait une bonne soirée pour le commun des mortels non extra-terrestre ? Non. Pour moi oui ! Mais pour les autres, aucun lien.
Théorie de l’esprit
Les facteurs facilitant le fait que je me sente moins mal ne peuvent pas peser dans la balance de l’analyse de la soirée. J’étais entourée de gens que je connais, les tables étaient bien espacées, ce n’était pas loin de chez moi et donc la route m’a moins angoissée. Tout ça est en train de me traverser l’esprit, et ça roule et ça roule, mais je dois le mettre de côté. Si je tente de créer une approximative vue en format théorie de l’esprit* de ce qui peut lui plaire à elle, je dois me mettre à sa place. Pourtant, je sais que pour l’instant je suis en train de scanner ce qui me plait à moi, et que je ne suis pas encore parvenue à imaginer ce qu’elle recherche d’une bonne soirée.
Je suis encore devant elle et je voudrais répondre adéquatement, mais au lieu de prendre le bon chemin, soit d’arriver à connaitre les points qui pourraient me permettre d’apposer son point de vue au regard que je porte sur l’activité, je ne pense qu’à ma vision.
Tout à coup, l’idée ! Je me dis : Réfléchi aux manifestations de satisfaction, aux signes extérieurs. Les personnes étaient souriantes et des gens ont dansé. Compte tenu du fait que je ne peux pas danser correctement et que ce n’est pas un ajout positif pour moi, je me dis que je suis sur la bonne voie avec ce début de réponse qui sort de ma bouche. J’ai enfin cessé de penser de manière égocentrique et je tente d’imaginer ce que ELLE, elle aurait pensé ! J’aurais pu continuer, sans doute, si je la connaissais mieux, mais au lieu de ça… j’ai pris peur.
Avoir peur des conséquences de nos réponses
Et si je ne réponds pas correctement ? Et si ma réponse semble désapprobatrice et que ça l’empêche de venir l’an prochain, pire, si je nomme un point négatif pour moi et que ce point est rapporté et que ça blesse quelqu’un ? Et si ça fait trop longtemps que je suis en train de chercher quoi dire ? Et si elle me trouve collante et que ça ne se fait pas de tarder comme ça ? Et si elle me prend pour une imbécile alors que ce n’est absolument pas le cas ? Malgré que… ça, ce n’est pas trop grave, ça arrive parfois, mais ça se replace lorsque je suis dans des contextes plus familiers…
C’est là que je me dis, mais je ne connais pas son intention ! C’est quoi le but, pourquoi elle demande, ses attentes, elle les connait ? Je suis supposée les connaitre ? Elle m’a donné un indice ou pas de ce qu’elle pensait que je devais nommer ? Est-ce que c’est une question comme les Comment ça va ? artificiels pour lesquels les gens s’attendent à la chorégraphie vocale Bien et toi ? C’est toujours embêtant ça.
Il y a quelques personnes que je sais qu’ils demandent pour vrai, mais pour les autres c’est si déstabilisant. J’ai donc élaboré un traitement me permettant de savoir si j’opte pour la phrase copiée collée ou pour la vraie. Plus le débit est lent, plus le ton est doux, plus le mouvement est lent et si la personne enfonce sa tête légèrement en la portant vers moi en demandant, je tente une réelle réponse. Lors d’une demande très énergique d’une personne en déplacement je m’abstiens. Mais bon, je dois arrêter de penser à ça, la situation actuelle ne peut pas être superposée à mon exemple, je dois trouver un autre indice. Le blanc.
Changer de sujet, youpi, une issue
Je lui pose donc une question complètement hors contexte, mais à laquelle elle commence à répondre. Ouf je suis sauvée. Tout ceci s’est étiré, allongé et est devenu un lent supplice, un inconfort, une honte, parce que lorsque ça m’arrive, je me sens incompétente. Je prépare mes conversations à l’avance. J’ai la chance d’avoir une bonne mémoire pour retenir des tonnes de dialogues dans lesquels je peux mettre le pied à tout moment. Comme un escalier roulant, une avancée automatique. Je déteste ces marches en fer, elles me terrorisent (les vraies je veux dire), n’empêche qu’elles sont bien utiles pour monter des bagages sans passer par un traitement marche par marche. C’est pareil, ces mémoires, ces sécurités sont aidantes, c’est une béquille, mais ce n’est pas ce que je préfère.
Quand on décide qu’on laisse aller au lieu de faire ça comme il faut
Vous savez ce que j’aime ? Être avec des gens avec lesquels je n’ai pas besoin de filtrer, ceux qui savent et acceptent que je suis autiste asperger et que je ne ferai pas toujours exactement ce qu’on attend de moi. Puis ça m’arrive de plus en plus souvent. Ce n’est pas standard, ooooh non. De temps en temps apparait une remarque, une vision, une réponse qui n’a pas d’affaire là, comme un hors contexte ou une opinion complètement décalée de la masse. Mais je suis encore à tâtons dans l’utilisation de cette technique. Des fois je me dis ok, je lâche cinq minutes pour tester. Ça fait un bien fou. Bienséance oblige, c’est comme être habillé en coton de la tête aux pieds, ce confort ne peut pas être de mise partout.
Notes
Le terme de psychologie Théorie de l’esprit (Theory of Mind – Tom) désigne la capacité à reconnaitre et à comprendre les pensées, croyances, désirs et intentions des autres personnes afin de donner sens à leur comportement et de prédire ce qu’ils sont sur le point de dire. (Le syndrome d’Asperger – Guide complet – Tony Atwood, page 125)
Les dés, mon intérêt spécifique. Pour en savoir plus