Je suis complexe. J’aime dire complexe, mais pas compliquée. Compliquée, phonétiquement, déjà c’est moins joli. Complexe a un son qui continue, qui coule, sans fermeture à la fin. Je peux assumer ce mot comme faisant partie intégrante de la bizarre que je suis… Tant qu’à être dans les aveux, la rigidité comportementale, j’ai ça aussi. Et pas qu’un peu. Ajoutez une hypersensibilité physique et émotionnelle et ça nous mène directement à une perte de temps d’environ 10h30 et à une dépense de 55,65$ pour un billet d’autobus. Ceci pour s’assurer de contrer la liste des particularités précédemment mentionnées afin de maintenir le bon fonctionnement de l’autiste inquiète face à un changement dans sa vie.
Mise en contexte. Hypersensibilité émotionnelle.
La dernière visite chez l’optométriste m’a déconstruite*. En envahissant physiquement mon enfant, la personne m’a bouleversée à un point tel qu’il ne m’est plus possible d’y retourner. Je trop sensible, je sais.
Mise en contexte. Hypersensibilité sensorielle.
Pour la première fois de ma vie, mes lunettes ne me causent aucune douleur. Pas de nez compressé, pas d’oreilles en panique, rien. Elles sont devenues une partie intégrante de moi. Elles ont même des lignes. Je dois les changer depuis longtemps et je repousse sans cesse le moment. Attachement à l’objet.
Mise en contexte. La madame est rigide.
Lorsque je trouve, je garde. Lorsque j’aime, j’aime. C’est tout. Et ensuite, je ne veux pas changer. Les recettes gagnantes deviennent les recettes officielles. Chaque matin mes biscottes au tofu, presque 20 ans sans arriver à changer d’oreiller et m’y résigner, car il rendait l’amoureux malade… douce régularité, routine rassurante, je mettrais ma vie sur pause ou roulerais la même semaine en boucle sans inquiétude. Néanmoins la vie me rattrape et je dois changer de lunettes.
Ça fait plus d’un an que je n’y vois plus aussi clair et les dernières semaines ont sonné le glas, je suis devant le fait accompli, plus le choix. Mais je ne veux pas, je veux la même marque. Le plastique est juste assez doux, le nez parfaitement moulé et je m’y suis habituée. Sauf que la seule boutique de ma région ayant la permission de les vendre est celle dans laquelle je ne peux plus entrer.
J’ai bien tenté d’en visiter d’autres, mais les vendeuses me répondaient avec un air navré que j’étais trop précise dans mes demandes.
Ça prendra le temps que ça prendra.
Complexe, oui, je sais… Je ne suis pas non plus capable de « traverser le parc**» par moi même, alors je prends ce qui passe afin de parvenir à destination. Départ à 6h30 dans le véhicule de l’amoureux qui va justement là-bas pour un retour en autobus et une arrivée à 16h30. Ceci pour ne pas être émotive chez l’optométriste, pour ne pas changer de compagnie de montures… C’est complexe, mais ça vaut la peine, qu’est ce qu’on ne ferait pas pour maintenir un mental et un sensoriel en potable état de fonctionnement ?
Le parc
Il neige. Sérieux ? Oh non, oh non, oh non ! Il y a quelques années de cela, je me suis déconstruite et effondrée à la sortie du parc parce que nous avions manqué de lave-vitre. Je m’étais promis de ne jamais plus en approcher l’hiver. Mais là ! C’est le printemps non ?
L'amoureuxLa route est belle chérie, pas besoin de capoter.
Enroulée dans ma doudou (couverture), ça ne va pas. Je me dis, je vais lire LaPresse+, si une partie de l’intellect s’intéresse à quelque chose de pertinent, j’aurai moins de morceaux de cervelles disponibles pour paranoïer, non ? Ça dépend des nouvelles. C’est parce que c’est notre direction, Québec. Grrrrrrr.
Toujours soulagée d’être en vie après la moindre péripétie.
Comprendre que ma notion de ce qui en est une est beaucoup plus large que celle des neurotypiques. Autisme, quand tu nous tiens… Rire. Je suis angoissée fois miles. Nouveau lieu, trajet, nouvelles personnes, angoisse d’avoir un problème qui m’aurait fait baisser la vue, la machine à panique s’emballe. Vivement que ce soit terminé.
L’arrivée.
Mon fonctionnement face à ce genre de situation, lorsqu’il gère de manière positive, c’est de me rendre littéralement en mode d’hyperactivité absolue. Hyper verbale et absolument adrelinée, je m’excite de plus en plus en découvrant que la madame est suuuuuuper gentille, qu’elle est habillée de bleu, mais qu’en bonus tout va bien avec la santé oculaire. Je lui parle néanmoins de ma fatigue aux yeux en photographie de près. Et tout à coup, elle demande, qu’est-ce que tu photographies en macro photo ? Ohhhhhhhh, pas ce sujet ? Des dés. Je ne reviendrai pas à nouveau sur mon intérêt spécifique, mais il demeure un fantastique déclencheur de bonheur emballé. Un petit push sur le bouton du thème et mes yeux s’allument, j’exalte.
Lorsqu’on est gentil avec moi, je deviens émotive, reconnaissante et ébranlée.
Trop emballée, mes gestes d’enthousiasme prennent de plus en plus d’amplitude. Elle me mentionne que ce n’est pas grave que j’en frappe son matériel, il serait solide. Je n’arrive pas à bien maîtriser un nouvel environnement, les objets ne sont pas exactement placés là où je crois qu’ils le sont. J’ai beau essayer de faire attention, mes mains rencontrent quelques obstacles de plus lors de l’examen. Beaucoup d’eau, des encouragements, maintes explications et réponses complètes à mes trop multiples questions… elle est non seulement patiente et empathique face à mon anxiété généralisée, mais elle est d’une douceur sans nom et est habillée de bleu éclatant ! La peur des gens, en 1v1, avec une personne comme ça, c’est clairement moins présent.
Je suis soulagée. Ne reste plus qu’à finaliser avec la jeune fille à l’avant. Je dois quitter la dame en bleu qui me calmait. Nous ne sommes plus seules dans un local. Je vais moins bien. Le bruit, les gens…
Tout m’agresse alors même les choses anodines.
Donc, lorsque la nouvelle personne me présente une image d’oiseau qui apparaît magiquement lors de l’ajout d’un verre polarisant je le prends personnel un peu.
Pourquoi un tel exemple ? L’apparition d’un dessin avec ce filtre devant les yeux ! Ce n’est pas un facteur décisionnel ça ! C’est un déclencheur émotif ! Ça ne représente pas la réalité et l’impact de ce type de produit sur la vue, c’est un accès ouvert vers une sensation pour favoriser la décision positive ! Je suis offusquée. Je nomme mon malaise, mais la pauvre employée ne semble pas trop comprendre ce que je tente de mentionner.
Tout se met à m’agresser, la trace de tête d’enfant dans le miroir au mur, les objets mal alignés, le bruit, les lunettes croches sur le nez de la jeune dame et j’en passe. Lorsque j’aperçois, un morceau de papier vide et déchiré sur le coin de son clavier s’en est trop, je m’empare du vilain, le déplie, le replie, en fait un beau petit carré bien égal et lui redonne. Bonne chose de fait. Je quitte le lieu. Désorganisée, mais néanmoins satisfaite.
Retour
L’amoureux me conduit au terminus. J’ai le cœur qui bat la chamade à l’idée de prendre l’autobus, ça fait trop longtemps. Pourtant… Ce n’est rien. La preuve, il est 16h23 et j’ai terminé mon texte. Je me sens bien. Dix heures et 30 minutes bien investies pour le respect de ce que je suis, comment je suis. Qui je suis.
Fin
*La dernière visite chez l’optométriste m’a déconstruite. Lire cette histoire.
**Le Parc des Laurentides. Comptant un nombre important de collisions frontales, elle est l’une des routes où le nombre de collisions avec les orignaux est le plus élevé dans la province. On y compte ainsi en moyenne 45 collisions avec ces animaux par an (…). Ce passage est fermé quelquefois par année pour des raisons météorologiques ou à cause d’accidents. – Wikipédia