Explorer la vie pour cartographier nos propres limites.

La surcharge en autisme

J’étais dans le lieu le plus accueillant, entourée de la plus belle des ouvertures et de gens pour qui le jugement n’est qu’un mot stupide présent dans le dictionnaire, mais pas dans le cœur. Dans ma tête à moi, j’étais prête et je n’avais pas besoin d’humain-élastique. Pourquoi en aurais-je eu besoin ? Je n’avais pas besoin d’imiter, pas besoin de satisfaire à des exigences qui portent atteinte à qui je suis. Et pourtant…

Les limites sont des trous de bouette

Je vois ma vie et les permissions ou pas qu’elle me donne comme un champ plein de trous bruns et gluants. Si je demeure en sécurité à l’intérieur, je ne me salirai pas, je ne briserai pas mes chaussures, mais je ne saurai pas où sont les trous. Alors j’enfile mes bottines, j’utilise mes outils et je pars, confiante, explorer le champ. Et de temps en temps je marche dans une flaque, alors je dois me sécher. Je note son emplacement pour mieux l’enjamber la prochaine fois. J’essuie mes pieds et je repars. Il arrive que je chute en plein visage dans la vase. Je déteste, car je dois prendre beaucoup plus de temps pour me remettre propre et explorer la zone. Mais cette fois, mon inventaire de mes capacités m’a fait tomber directement au milieu d’un lac d’immondices.

Se méfier de l’effet cumulatif

Étrangement, à chaque fois que je veux raconter une mésaventure, je réalise que j’ai besoin de faire une liste. Une escalade, c’est le point commun entre mes échecs. Je ne sais pas bien me méfier de l’effet cumulatif, mais je commence à comprendre le principe de base. Il est temps.

Contexte. J’allais au salon de la neurodiversité pour tenir un kiosque et donner deux conférences. Une avec ma fille et une avec une TDAH rigolote et une autiste Asperger plus jeune que moi. Départ du Saguenay pour les quatre.

Comment confisquer temporairement le cerveau de l’autiste.

La journée du départ et le soir de l’arrivée.

  • Changer à la dernière minute la configuration du véhicule.

  • Sortir l’autiste de chez elle et la lancer en plein trafic à 5h30 de sa maison.
    Je mets le pied le dehors et je suis déjà hors zone de confort.

  • Ne pas lui donner le temps de s’habituer à son nouveau lieu.

    L’état d’urgence a été déclaré pour aller acheter de la nourriture, j’aurais eu besoin de doucement m’acclimater au gite, mais j’ai dû le quitter à peine après y être entrée. Ça te désynchronise une Asperger ça.

  • Inquiéter la personne.

    Ma temporaire colocataire avait une grosse douleur à la jambe et se voyait quasi incapable de marcher alors qu’elle devait manger immédiatement et que nous étions loin d’être arrivés au marché.

  • Compliquer les choses.
    J’ai appelé un taxi pour le retour (pour la douleur de la jeune fille) dans une ville que je ne connais plus et un texto me disant qu’il était arrivé m’est parvenu alors qu’il n’était pas là, et durant un bon moment je ne savais plus s’il allait venir ou non alors que la personne avec moi souffrait. J’ai voulu guider le chauffeur vers notre lieu de dodo, mais j’avais comme un peu oublié les sens uniques montréalais. Ensuite, il n’y avait plus moyen de quitter le véhicule, car avant mon extraction, le monsieur voulait me convaincre de ne jamais me faire tatouer. Quoi ? Il voulait une promesse. Il ne l’a pas eue.
  • Faire du bruit de cacane* intense avec ce son ignoble qui sort du haut-parleur d’un téléphone.

    J’étais déjà surchargée, incapable d’avaler mon souper… j’avais besoin de silence, et pas qu’un peu. Je me suis sentie tellement coupable de demander à la personne que ça cesse…

  • Lui créer l’inquiétude d’avoir brisé un truc.

    Ma fille (parce qu’elle trouvait cela satisfaisant et trop agréable) a déroulé toute la toile des fenêtres et a bloqué le mécanisme.

La journée de l’événement.

  • La fournir en caféine.

    Je me suis réveillée et j’étais déjà en mode hyperactive-à-l’extrême,-mais-super-de-bonne-humeur-qui-saute-partout. En bonus, l’hôtesse m’avait demandé si je prenais mon café fort. J’ai minimisé l’impact du mot fort. Puis je l’ai bu vite.

  • Lui faire rencontrer plein de monde à la fois.

    En fusée je suis arrivée. Youpi, youpi, moi je m’installe. Je connais plein de monde, plein de monde me connait et je suis complètement surexcitée. J’ai droit à de multiples bonjours enthousiastes et aussi de la joie.

  • Déstabiliser ses yeux avec un éclairage étrange et instable, ce qui lui demandera de constamment réajuster son focus.
  • Créer un imprévu majeur impliquant des interactions intenses et une alternance chaud-froid.

    La jeune fille qui était avec nous a fait ce qui peut ressembler à une perte de conscience très très très très longue avec seulement des sons de temps en temps. Je devais gérer de donner des ordres à ma fille tout en la félicitant pour son efficacité (va chercher ça, va porter ça, etc…) en sachant très bien qu’elle venait de passer en mode ce-n’est-pas-le-temps-de-se-sentir-mal-maintenant-et-je-paniquerai-plus-tard, et en connaissant les conséquences (angoisse plus forte par la suite), tout en interagissant avec des ambulanciers qui, déstabilisés par la différence dans ma manière de m’exprimer, n’étaient pas certains de savoir si j’allais bien ou non et si j’allais leur faire une panique. J’ai fini par convaincre le monsieur que j’étais toujours comme ça sous stress et que de me demander de parler autrement ne servait à rien. J’avais très chaud et ensuite nous avons transféré dehors et c’était très froid. Nous y sommes demeurés longtemps, car la jeune fille n’avait pas de cartes d’identité.

  • Désordonner son environnement.
    Les personnes qui m’accompagnaient n’avaient pas la même vision d’un emplacement propre, esthétique et bien organisé que moi. Je n’ajouterai rien sur ceci à part que je ne pouvais même pas regarder autour de moi, à mon kiosque, pour me calmer puisque c’était le capharnaüm. J’étais, semble-t-il, le lieu de dépôt des trucs à tout le monde…
  • Lui poser plein de questions.

    Les organisateurs ayant égaré la liste de plans des salles et exposants dans l’installation, des gens inquiets aux profils variés me demandaient le chemin vers divers emplacements tout en me lançant leur angoisse de retard. En alternance, on venait me voir pour me parler de mon blogue, de l’autisme et me poser des questions méritant réflexion. Je devais passer d’un mode à l’autre (panneau indicateur ou interlocutrice en autisme) avec beaucoup trop de rapidité.

La surcharge autistique

Ensuite boom. Je parlais avec une dame, c’était vraiment intéressant et stimulant. La conversation j’avais envie de la continuer et soudain j’ai vu tout l’environnement commencer à tourbillonner et je me suis sentie très chambranlante… je me suis assise et relevée à quelques reprises, mais les choses ont commencé à lentement mais surement tourbillonner autour de moi. Ma réception du son s’est modifiée, comme si tout ce qui me parvenait était modifié, mécanisé, auto-tuné… j’entendais comme dans un mauvais téléphone.

Et la vue s’est mêlée de la partie. L’extérieur s’est éloigné, comme si je devenais de plus en plus petite face à mon environnement. J’arrivais à faire baisser l’effet un peu, par petit bout, en me concentrant, mais la vague revenait encore et encore, de plus en plus persistante. Beaucoup ont voulu m’aider. J’ai lutté du plus que je pouvais, mais j’ai fini par comprendre que je ne vaincrais pas cette fois-là.

On m’a amené à l’extérieur, j’étais tellement zombie que je me suis assise dans l’eau, et je n’ai pas pu retourner à l’intérieur avant vraiment longtemps même si j’étais frigorifiée. J’ai aussi dit pas mal de niaiseries. Je voulais juste que ça passe. Ça, je l’ai répété en boucle. Je veux que ça arrête, je veux que ça arrête… j’ai eu cette impression de lutte si forte entre deux mondes pour demeurer dans celui dans lequel on a des interactions avec les humains. Ça tirait vers l’intérieur, vers un refuge et j’avais cette peur de ne plus arriver à ressortir si j’entrais parce que depuis que je suis adulte, je ne l’avais jamais ressenti aussi brutalement.

On m’a fortement encouragée à manger, au cas où ce serait lié au problème. Jamais dans ma vie, grains de coucous ne m’ont paru aussi étranges en bouche. Ma portion qui fait habituellement un repas en a couvert trois. La nourriture me semblait un corps étranger qui n’avait pas sa place. Par chance, j’ai eu moins de difficulté avec quelques morceaux de cantaloup, mais même eux, ils me semblaient visqueux, mouillés, gluants et pourtant ils étaient frais.

Ça a duré un bon quatre heures avant que le ‘’buzz débarque’’. Pourquoi je le nomme de cette manière ? C’est parce que j’avais l’impression d’avoir été droguée. Dans les jours suivants j’ai même appelé à info-Santé pour décrire mon ressenti et ils m’ont fait appeler à une ligne d’infos sur les drogues… ils m’ont dit que ça ressemblait à des drogues stimulantes. SI j’ai appelé, c’est parce que j’ai eu vraiment très très peur. J’ai eu cette peur que ça ne s’arrête plus jamais. J’ai eu peur de rester coincée de l’autre côté. Et une fois le pire passé, j’ai eu cette peur que la sourde angoisse ne me quitte plus jamais. Elle a mis six jours à s’envoler… en plein atelier de photo, elle a quitté mon corps. Soulagement.

Ces limites que je voudrais démolir.

Je me suis surprise à me demander si c’était possible, pitié, quelques minutes, de ne pas être autiste ? Je ne pourrais pas seulement garder le bon et mettre pause pour les bouts désastreux ? Mon désir d’authenticité, bien insulté, m’a répondu que non. Mon désir de liberté, lui, s’est obstiné avec authenticité, mais aucun n’a gagné, on est comme on est. Désir de perfectionnement s’en est mêlé, il voulait me rendre plus fonctionnelle… mais il avait tout compris de travers.

J’ai compris que tenir un kiosque était probablement un trop gros trou de bouette pour moi, même si tout le monde était gentil… et au lieu de me détester et de m’en vouloir et de me traiter de tous les noms comme je l’aurais fait avant, j’ai pris le recul nécessaire pour apprécier à quel point plusieurs personnes autistes et neurotypiques, ont fait de leur mieux pour m’aider. Cette expérience absolument affreuse m’a quand même fait voir comme l’humain sait être bon quand il voit un autre humain en détresse. L’organisatrice de l’événement m’a dit que j’étais dans un salon dans lequel il était permis et très correct de quitter en cas de surcharge, qu’ici, ce n’était pas un problème. Et on est d’accord, elle et moi, que si elle répète l’expérience, c’est comme photographe que je visiterai et comme conférencière que je participerai. Plus de kiosque pour l’aspie. Mais si je n’avais pas essayé, je n’aurais pas su.

Je vais donc continuer à explorer mon champ, au risque de croiser d’autres flaques et d’autres trous plus nauséabonds et comme ça je pourrai cartographier la mesure de mes possibilités. Et comme le terrain change avec le temps, il faudra même, lorsque j’en ressentirai le courage, que je retourne prudemment explorer les zones marquées du signe danger.

* Cacane : Boite de conserve

BONJOUR!

Je suis Valérie Jessica Laporte. Bienvenue dans mon univers autistique.

Femme blanche autiste souriante avec lunettes bleues et tresses bleues

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