Ils n’ont pas voulu mal faire. Je crois qu’ils ont essayé de m’intégrer, je ne veux pas leur faire de la peine, mais moi j’en ai tellement. J’ai deux bras, j’ai deux jambes et parfois j’ai tendance à oublier que l’autisme est un handicap. Un défi, une différence, c’est joli. Ce ne sont pas des mots qui disent que l’entrée est interdite. Et pourtant, parfois elle l’est.
Vous savez ce mur qu’on était certain de frapper, mais qu’on avait réussi à force d’efforts à ignorer. Ce mur dont on était enfin parvenu à nier l’existence, celui qu’on nous a même aidé à déconstruire… Ce mur-là, des fois, tout d’un coup, il est érigé à toute vitesse pour nous couper la route en deux. Puis étrangement, lorsque ça fait longtemps qu’on ne l’a pas croisé, on oubli sa puissance et à quel point il fait mal.
Être mise de côté – Phase 1
Il y a huit ans, pour quelques remarques de personnes isolées (mais rien d’officiel), j’ai eu honte et ça a joué dans ma décision de lâcher le vélo de montagne. Comme d’autres défis que celui de l’impatience d’une minorité s’ajoutaient, je n’ai pas lutté et je me suis effacée. J’ai abandonné. Mais pendant des années, j’ai eu cette peine inconsolable parce que c’était la première fois que j’aimais à ce point une activité sportive. Ça me fait tant de bien le sport.
Se convaincre que la situation a changé et qu’on n’est plus une nuisance.
Mais j’ai changé, j’ai fini par me convaincre que peut-être que je n’étais pas autant une nuisance que ce que je croyais. Dernièrement, une nouvelle personne a croisé ma vie, une maman d’autiste (qui comprend vraiment bien), une policière, une cycliste qui gagne des médailles, une énergumène pleine d’énergie et de bonne volonté. Elle m’a convaincu de revenir que ça n’allait plus m’arriver, que le club avait désormais 200 membres et qu’il y aurait toujours un groupe de vraies débutantes. Pleine de bonne volonté, elle m’a amenée rouler, m’a évaluée, et a cru que je pourrais revenir.
Au premier cours j’étais un désastre. Au deuxième moins et au troisième je m’exaltais et m’exclamais face à toutes les nouvelles réussites. Je suis peut-être nulle, mais je sais tellement apprécier chaque nouveau petit progrès. En plus de l’odeur, du bruit sourd de la terre se heurtant aux racines et des arbres, tellement verts…
Avoir tellement peur d’être encore rejetée.
Mais la peur de déranger demeure toujours, j’ai probablement demandé une centaine de fois à ma coach si c’était correct, si je dérangeais… Cette peur, elle me déconcentre et me nuit, et elle me freine presque autant que les autres peurs, peur des roches, peur de tomber, peur des ours (que je n’ai jamais vu), peur des petits ponts, peur de croiser un cycliste, peur des trous, peur des montées… Quand j’ai acheté mon vélo, le vendeur a essayé de me convaincre que je ne serais jamais capable, parce que j’ai trop peur. Mais ce qu’il ne savait pas, c’est que j’ai tout autant peur d’à peu près tout et n’importe quoi alors si je me fiais là-dessus, je ne travaillerais pas, ne conduirais pas, n’aurais pas d’enfant et n’aurais certainement pas de conversations avec des humains.
Ça me connait la peur. C’est peut-être un frein, mais c’est aussi une unité de mesure, lorsqu’elle descend enfin un peu, je sais le voir et je suis très fort contente.
Reprendre doucement confiance.
Et là, elle avait commencé à descendre cette peur. À force que la coach me dise que ça irait, je me serais habituée, j’étais bien partie. Je revenais chez moi avec ce sourire indestructible. Pleine de bleus, la dernière fois de sang, de boue, sale de la tête aux pieds, mais tellement contente. J’étais presque sur le bord de peut-être potentiellement être fière. Je ne connais pas ça la fierté, je ne comprends pas encore le concept, mais j’avais l’impression d’être juste sur le bord de ressentir un truc qui y ressemble. Et même si je ne la trouvais pas, l’enthousiasme que j’avais, la joie immense que je ressentais à réussir ce truc, à tenir sur un vélo dans ces conditions, c’était le summum de l’exaltation.
Reperdre rapidement confiance.
À mon arrivée au dernier cours, je ne trouvais pas ma coach. Et c’était mon seul repère pour localiser mon groupe dans le stationnement, j’avais retenu quelques traits de son corps et j’espérais la repérer, mais je n’y arrivais pas. Avec les gens tout autour qui joignaient leurs groupes respectifs, c’est toute une cacophonie qui régnait, alors l’angoisse, elle, elle montait de plus en plus. J’avais déjà un peu les yeux qui gonflaient, avec l’eau qui pousse dedans… comme un ballon, on dirait que mes paupières s’amincissent et que je devais dépenser toute ma concentration pour arrêter le courant.
C’est là que tout s’est mis à s’écrouler.
L’imprévu, le rejet, l’incompréhension.
Être mise de côté – Phase 2
Un homme que je ne connais pas m’a dit que ce n’était pas un cours privé, que j’accaparais la coach à moi seule, que je retardais tout le monde et que mon groupe ne voulait plus de moi, que je devais bien me douter que tout ceci était inacceptable. Alors j’ai demandé qui disait cela. Il a été très évasif alors j’ai demandé à nouveau et à nouveau. Je lui parlais et il se tournait. Il a dit que ma coach avait dit ça donc j’ai demandé quand. Car elle m’avait rassurée et dit que ça allait et que je progressais assez pour demeurer avec les débutantes. Il n’a pas répondu, alors j’ai demandé et redemandé et il a dit : aujourd’hui. Alors j’ai demandé, mais elle est où ? Et il ne savait pas. En fait, elle n’était pas là. Donc, on ne veut pas de moi ou on veut de moi ? J’avais l’impression qu’il me mentait, ou qu’il disait n’importe quoi, ou qu’il rapportait des propos de personnes qui se seraient plaintes. Dans tous les cas, mon petit monde s’écroulait.
Quand quelqu’un que tu n’as jamais vu de ta vie vient t’annoncer que tu déranges, que tu es de trop et que tu ne pourras pas participer à la belle soirée à laquelle tu as pensé toute la semaine, tu fais quoi ? Et en bonus, je devais gérer l’imprévu, cet anxiogène dévoreur de cerveau.
À l’intérieur, c’était un poison de panique qui prenait place. C’était assez, même beaucoup plus, pour détruire le pauvre début d’estime que j’avais et ensuite je n’arrivais plus du tout à parler. Il a trouvé mon groupe et a achevé de m’humilier bien comme il faut, quelques mots horribles ont rebondi sur les parois de mon cerveau. Sans réussir à répondre, je suis repartie avec cette peine immense et cette incompréhension totale de ce qui pouvait être en train de se passer. J’étais complètement perdue, apeurée, je me sentais comme la pire des pires de toutes les sous-catégories. Complètement indésirable. Il m’a envoyé avec les 6 à 8 ans…
En plus de la gestion des changements que je faisais tout de travers comme d’habitude, je venais de me faire salement renvoyer avec dédain par un inconnu. J’étais tellement détruite que même avec les enfants, je ne suis pas parvenue à grand-chose, je ne faisais que mettre tous les efforts à retenir mes larmes et à tenter de me moduler pour ne pas tomber en meltdown. Je répétais des phrases en boucles sans arrêt et sans arrêt les mêmes, dans ma tête, comme un mantra, pour ne pas me désintégrer devant eux. Mode zombie. J’étais dernière, mais je suis toujours lente au démarrage alors même si je les rattrapais en un clin d’œil et que je devais attendre vraiment très longtemps pour les redémarrages, c’est comme si c’est eux qui m’attendaient, du moins, ça pouvait en donner l’illusion. Parce qu’on m’a dit que je ne suivais pas.
J’ai pleuré toute la nuit de mardi, une bonne partie de la journée de mercredi et de jeudi. Autour de moi, on me disait de ne pas m’inquiéter, qu’il y avait une explication. La gentille policière m’a proposé de me dénicher l’info. J’ai regardé mon Messenger à tellement de reprises, en attendant sa réponse…
Être mise de côté – Phase 3
Quand elle m’a contacté, j’ai bien senti comme elle était désolée pour moi, mais tout était vrai. Je suis officiellement jetée à la porte. Elle comprenait tout, savait tout, mais que pouvait-elle y faire à part jouer les messagers de mauvaises nouvelles et tenter de me consoler. Elle était bien logique, bien pragmatique, mais la peine est là quand même. Je dois arrêter d’écrire ce texte à chaque quelques lignes tellement je pleure encore.
Ce n’est pas de la faute de ma coach, mais mes progrès ont trop été en dents de scie. En autisme, on apprend, on désapprend, on apprend, on désapprend. C’est comme si on monte trois marches pour en débouler deux à chaque fois. Au bout du compte on progresse, mais c’est long pour intégrer des notions qui vont à l’encontre de notre fonctionnement. Mon manque de stabilité dans ma progression a signé mon interdiction de faire partie du club. On me disait des “mais tu étais capable de ça la dernière fois” et je répondais que c‘était variable, mais cette notion, les neurotypiques n’y croient pas pour la plupart. Si on explique bien ils y parviennent, mais ça prend du temps à justifier et je n’en ai pas eu. Et même dans le cas contraire, on ne ralentit pas un groupe pour une personne inapte. De toute manière, au premier regard, l’impression qu’on laisse, c’est de ne pas vouloir assez. Et pourtant.
Si vous aviez une idée de la volonté que ça prend pour naviguer dans votre monde.
J’aurais envie de crier au monde entier : Vous ne comprenez pas ce que ça représente pour moi !!! J’en ai assez qu’on me dise que c’est dans ma tête et que je n’ai qu’à faire plus d’efforts. Ceux qui disent ça n’ont aucune idée même d’un petit pourcentage des efforts que je mets pour arriver à vivre dans votre monde C’est difficile tout le temps. À ceux qui me disent impatiemment de sortir de ma zone de confort, vous voulez que l’on compare ? Non, vous ne voulez pas. Parce que ma dose d’efforts elle est démesurée.
Vous parler, me déplacer, interagir, magasiner, conduire, porter des vêtements corrects, supporter le bruit, les odeurs, l’anarchie visuelle, agir normalement, tenter de bouger comme vous, être “féminine”, survivre dans les conversations classiques d’échanges dont je ne comprends pas bien souvent l’utilité, c’est complexe et énergivore tout le temps. Vous saviez que 90% des comme moi ne travaillent pas ? J’en vois plein dans les groupes d’autistes, essayer encore et encore et encore, tout donner, pour tout perdre à chaque fois, sans comprendre.
Pour vouloir je veux. Je n’ai peut-être pas une bonne estime de moi, mais je sais une chose, c’est que si à cette volonté de fou on jumelait les moyens, je pourrais faire n’importe quoi. Mais il y a encore des personnes pour penser que c’est juste dans ma tête et que j’ai juste à le faire. Je ne parle pas de la coach ni de la personne qui m’a convaincu de tenter le coup à nouveau, je crois sincèrement qu’elles ont essayé pour vrai et je ne veux blesser ni une ni l’autre. Mais encore une fois, j’étais de trop.
Persona non grata
Contrairement à il y a huit ans, cette fois, j’ai été de trop officiellement et catégoriquement. Sans subtilités. Dehors. Avec clarté.
Aujourd’hui, je peux donc dire que l’autisme m’a enlevé le droit de faire partie du club de vélo de montagne puis j’ai de la peine. Je suis inconsolable. Aujourd’hui je me donne le droit d’être pas raisonnable, pas pragmatique et je refuse de juste l’encaisser sans le nommer. J’ai de la peine bien trop fort pour ça. La policière parle de ne pas le prendre personnel. Je ne pense pas que ce soit la faute de ma personnalité. Peut-être un peu, mais pas tant. J’ose espérer. Mais c’est la faute d’un fonctionnement handicapant au niveau des mouvements et au niveau des interactions de groupe.
Des échecs, j’en vis souvent, c’est normal, je suis différente. Mais habituellement je les nomme défis. C’est plus beau et plus motivant. Je m’y attaque, je persévère, je continue. Ça ne me dérangeait absolument pas moi de reprendre avec le groupe débutant chaque année durant les dix prochaines années s’il le fallait. Parce que je suis tellement persévérante. Mais là c’est juste un Non. T’es trop nulle. Lorsque l’échec est directement relié à notre manière de fonctionner, la meilleure manière de l’accepter, c’est de pouvoir s’y attaquer. Dans ce cas-là, même si les progrès sont lents, on est content, on avance. Là j’ai perdu mon permis d’avancer. C’est comme ça que je me sens. Persona non grata.
Trop peinée pour être raisonnable.
Être raisonnable ne me permettra pas d’exprimer à quel point l’échec peut faire mal. Je pense que le rejet c’est cumulatif, même si ça faisait longtemps que ça ne m’était pas arrivé. L’amoureux dit que je suis naïve et me nomme d’autres rejets que je vis sans les voir. Je n’ai pas envie habituellement de lire les choses de cette manière ou de l’écouter à ce sujet. Alors je m’obstine avec lui, je lui nomme les arguments logiques. Mais cette fois il est fâché. Il a bien vu comme je revenais toute excitée et motivée du vélo alors il est en colère parce que je l’ai perdu. C’est parce qu’il m’aime. Je ne pense pas qu’il a raison, je ne sais pas…
Il me dit : Tu ne peux pas permettre à une seule personne de te détruire ou t’empêcher de faire des choses. Mais ce n’est juste ça. C’est que maintenant, même si on me dit que je ne dérange pas, déjà que j’avais un doute, je vais l’avoir encore tellement plus. Je ne pourrai plus différencier quand c’est vrai ou pas. On fait comment pour être certain ?
J’ai une famille adorable, des amis, un travail que j’aime, plus le club photo avec des gens gentils inclus dedans. Ce sont de belles choses. Mais j’ai quand même de la peine à ce point. Ils font quoi les enfants différents qui veulent pratiquer des activités qui leur sont refusées ? Et leurs parents ? Ils gèrent comment ? Moi l’amoureux m’a consolée, mon fils de 12 ans m’a consolée et veut m’amener au vélo avec lui, mon amie sagesse m’a proposé d’y aller avec moi et la policière qui a un fils comme moi veut y aller aussi. J’ai tous ces gens et je pleure quand même. Ils font quoi les autres ? C’est là que je suis supposée de me concentrer sur le beau et tout ça, mais que voulez-vous, aujourd’hui j’ai décidé que je n’allais pas être raisonnable, je vais pleurer la peine que j’ai et comme ça elle risquera moins de se transformer en d’autres problèmes inexplicables.
Ça fait du bien des fois…