Je suis lancée à travers cieux dans un interminable manège. L’adrénaline me donne un second souffle pour supporter la traction, mais je m’épuise. J’ai une envie folle de continuer, j’aime ce nouveau défi, cette permission à l’existence authentique entourée de gens qui m’encouragent à être moi, mais il y a un mais, je suis fatiguée. Non pas du corps, mais de la tête. J’en veux encore, mais j’ai les émotions et la cervelle en compote.
Mise en contexte. Camping.
Le camping a changé ma vie, littéralement. J’y ai rencontré Madame Magique, qui est devenue, avec les années, ma super amie, ma proche alliée. C’est elle qui m’a convaincue de consulter pour mettre un mot sur l’étrange fonctionnement de mon cerveau. C’est ici que pour la première fois on m’a listé de manière claire et tout en même temps la panoplie des fonctionnements qui mettent en évidence ma différence, et c’est donc ici que j’ai eu un peu l’impression de croiser le miroir pour la première fois.
Le camping est devenu pour moi synonyme de progrès, d’évolution et c’est aussi une arène de tests des interactions, au même titre que le club photo. C’est un endroit qui est censé être calmant. J’ai dit censé….
J’aime ça, mais ça m’angoisse toujours, malgré tout ce que je mets en place pour prévenir l’inquiétude. Liste Excell avec une colonne par nom, imprimée à toutes les semaines d’été, disposée chaque fois à la même place sur la table à manger afin de rayer au marqueur chaque item et chaque tâche attribuée par membre de la famille. Rassurant inventaire, énumération structurée pour me calmer, ce n’est jamais assez. L’outil est quand même pratique, il hiérarchise ma pensée et m’empêche de devenir absolument parano à l’idée de manquer d’un article essentiel à mon bien-être. Il suffit de si peu pour me désorganiser, on ne courra pas après le trouble.
Je suis tendue comme un élastique séché, bien craquelé, au bord de la rupture tant que mon deuxième chez moi ne devient pas totalement opérationnel et rigoureusement ordonné. Les enfants sont chronométrés, l’objectif étant de sortir tout le matériel de la roulotte (vélos, tables, jeux, chaises, tapis d’extérieur et tout ce qu’il faut pour reconstruire la maison numéro deux), de décharger les bagages, de transférer le contenu du réfrigérateur et de tout ranger dans les espaces prévus avec précision, tout cela à l’intérieur de 16 minutes. Nous circulons avec la précision du métronome, chaque personne ayant sa chorégraphie assignée. J’ai réussi à convaincre ma petite famille du bien fondé de cette obsession de l’efficacité et de l’optimisation des moindres parcelles de notre temps en vantant les bienfaits de pouvoir plus rapidement aller jouer. Bizarrement, je ne m’essaye pas à diriger mon amoureux de la sorte, je le laisse faire sa petite affaire à son rythme… sinon je ne crois pas qu’il me trouvera très très drôle. Aucune envie de tester sa patience à ce niveau. Rire.
Un voisin de camping me reprochait régulièrement de ne pas aller le saluer à mon arrivée. Il ne comprenait pas que ça m’est littéralement impossible. La mission prend toute la place. Ranger, ranger, ranger, rendre mon lieu fonctionnel et accueillant ça urge. Tant que ce n’est pas parfait, je n’ai aucun lieu de ressourcement, pas de fuite possible, comment pourrais-je me recentrer au besoin. Non. Il faut terminer avant d’entreprendre quoi que ce soit d’autre. Ce n’est pas un choix, c’est une nécessité. Ce qui est bien, maintenant que je sais que je suis asperger c’est que je me suis donné la permission de lui expliquer. C’est maintenant un problème clos. Il comprend.
Le long périple d’une asperger qui veut être sociable.
Je suis ici depuis une semaine; je suis en vacances. C’est ma première année en tant qu’asperger assumée. Mon premier été, où supportée par tous, j’ai droit à une sortie du garde-robe parfaitement respectée. J’apprécie. Tous me rassurent et me répètent inlassablement qu’ils m’aiment comme je suis. On m’ouvre la porte grande au droit à être moi et je compte bien en profiter. Alors j’ai envie de les voir mes voisins de camping, de passer du temps avec eux en retirant mes barrières de protections que j’ai mis tant de temps à construire. Ça me fait peur, mais j’aime ça.
C’est tellement intense parfois, c’est presque euphorisant. Mon cœur bat la chamade. Je compare l’expérience à un manège dans lequel je me tiens fermement de peur de tomber. J’y arrive, je suis essoufflée, mais c’est envisageable de le traverser, par contre, émotionnellement c’est très demandant. Je ne peux pas simplement me laisser porter par l’instinct, je ne l’ai pas cette intuition dont les neurotypiques sont dotés, tout m’angoisse. J’ai sans cesse la crainte de gaffer et de blesser, mais aussi, et surtout celle de me désintégrer au moindre problème, de perdre pied. J’ai peur du meltdown (effondrement autistique), de l’humiliation qu’il m’apporterait. Comment je récupèrerais ça. Ça m’inquiète. Je n’ai pas envie de faire la petite boule non fonctionnelle dans un lieu public, les conséquences seraient trop lourdes.
L’accumulation
Pris séparément, les interactions sont traitables, mais là il me semble que j’en ai beaucoup dans un laps de temps trop court. Mon barrage ne fournit plus et l’eau déborde par dessus. Puis ça fait des dégâts.
Le souper triple-tentes.
Un après-midi et souper sont organisés pour le groupe dans lequel Monsieur C a fait du bénévolat. Je me dit, c’est le temps, allez, ce sera des gens gentils. On ne donne pas gratuitement de son temps si on est un épouvantable et cruel personnage, non. J’ai plus de chance de côtoyer des personnes au grand cœur et nous serons dehors, c’est l’idéal au grand air, sans murs, sans pression, avec la possibilité de retourner me ressourcer miles fois à ma roulotte au besoin. J’étais dans cet état de surexcitation et de sentiment de réussite, trop contente d’arriver à être moi, mais totalement paniquée à l’idée de marcher sur la corde raide. Pourtant, ça s’est bien déroulé, j’ai parlé de dés (un de mes intérêts spécifiques) avec un enthousiasme débordant à une dame tout ouïe, qui non seulement m’a écouté avec patience, mais a gentiment participé. Avec une autre personne, j’ai discuté de photographie et avec une autre, de graphisme, ça y était, j’interagissais sans le sale masque d’imitation.
Par contre, mon conjoint ne pouvait pas rester, il devait partir jouer au golf avec son ami. Je retourne donc à ma roulotte le saluer avant son départ lorsque je vois l’ami de mon conjoint avec son polo de golf vert émeraude rayé blanc que je lui ai acheté, mais sur son corps à lui. Pas sur le corps de mon amoureux. La panique. « Non, non, pitié, pourquoi est-ce qu’il porte ton vêtement ? Pas ce morceau de linge en particulier dans lequel je te trouve tellement de mon goût. Je ne peux pas supporter de le voir sur les épaules d’un autre que toi ! » Ça ne va pas du tout, je refuse même de regarder. Je place ma main sur le côté du visage pour masquer la situation. Mon chéri a beau m’expliquer que son ami n’avait pas de tenue appropriée et qu’on ne l’aurait pas laissé entrer sur le terrain de golf en ne suivant pas le protocole, je suis incapable de passer outre. Je le sais que mon attitude n’est pas logique, mais j’ai acheté ce vêtement à mon conjoint parce qu’il lui ressemblait, il souligne la douceur de son être et il est ligné, comme j’en ai besoin. Devant ma réelle déconstruction, l’ami retire le polo pour ne le remettre qu’à la dernière minute avant le départ, sans se rendre visible pour moi. Je me calme et je le remercie tout en m’excusant de cette rigidité propre aux personnes qui naviguent sur le spectre de l’autisme. Ça va, mais ça m’a bouleversée. Et je suis triste de rendre la vie des autres contraignante parfois.
Et soudain la pluie. Juste avant l’heure du repas, et mon conjoint qui s’en va… je devrai m’occuper de servir le repas à mes enfants, non pas que ce soit habituellement un problème, mais là, tout de suite, maintenant, il y a des gens tout autour, alors oui, cette simple tâche devient d’une exponentielle complexité. Et pour ajouter au défi, la pluie. Pluie qui obligera le groupe à se réfugier sous un trio de tentes chapiteaux. Je me dis, ok, pas de panique, que pourrais-tu faire pour t’aider. Je sais. Prévoir. Je dois visualiser, imaginer et me conditionner en répétant la scène dans ma tête. Je me dirige donc vers le maitre du barbecue, mon ami, le conjoint de Madame Magique et je demande: « Comment ça va se passer, dis-moi ? ». Il ne semble pas trop comprendre mon intention alors je réitère en reformulant. Je demande un peu quelle sera la séquence, comment je serai placée, où sera la nourriture ainsi que les outils visant à la distribuer, je tente de faire le film de l’action dans ma tête pour tout bien faire correctement, mais il n’arrive pas à m’aider. Il ne sait pas ce que je cherche à faire (créer des images séquence dans ma tête) et moi je n’arrive pas à lui expliquer. Désemparée je propose donc à mes enfants d’occuper les places les plus près de la porte de l’entrée des chapiteaux. Je me donne une chance quand même, au moins je n’aurai pas à traverser la masse humaine. Mais ça ne suffit pas. Lorsque je dois circuler pour remplir les assiettes de divers ingrédients je ne cesse d’être dans les jambes de quelqu’un, dans le chemin d’un autre et je ne sais plus comment me placer. Ça bouge partout, les gens ont faim, c’est bruyant, oppressant, c’est trop pour moi, je veux mon amoureux, c’est toujours lui qui fait ça lorsque nous sommes en groupe. Je n’y arrive pas. Je ne peux pas me sauver dans ma roulotte pour l’instant, j’ai une responsabilité, mais je me désintègre. Surcharge, panique, le flot des sanglots a trouvé son chemin. Je me sauve presque en courant pour me réfugier sous la l’entrée-tente de la roulotte de notre hôte. J’essaie de me recentrer, mais les pleurs ne se tarissent pas, je tremble, je suis toute raide, chaque muscle de mon corps est en colère contre moi de m’être imposé cette épreuve. Par trois fois je dois retourner me cacher. À chaque fois je suis revenue et j’ai continué d’essayer. Mais j’étais toujours à la limite de la surcharge. Épuisement de la soirée aidant, j’ai quand même réussi à dire à une dame qui me touchait le bras d’arrêter de m’attaquer. Elle a reculé avec un drôle d’air et j’ai eu honte, ensuite j’ai regretté, mais bon… ce qui est dit est dit.
Être le gros bébé qui pleure.
Je sus une personne joyeuse, enjouée et pleine d’énergie, mais depuis que je retire mes murs, je pleure vraiment souvent. Ça n’enlève nullement ma bonne humeur le reste du temps, au contraire, c’est une excellente soupape, mais j’ai réellement la crainte que ça finisse par taper sur les nerfs de mon entourage.
Par deux fois, à un simple reproche (mérité) j’ai couru pleurer ma vie dans ma roulotte trop honteuse pour m’exprimer. Ensuite je ne sais pas récupérer. J’ai de la peine, je fuis, et je ne sais pas revenir, me réintroduire en douceur. Chaque remontrance me décourage, comme si un nouvel obstacle se dressait sur mon chemin, un nouvel élément me rendant parano de gaffer. Je ne peux pas empêcher les gens de me le mentionner si j’agis d’une manière qui leur cause du tort, c’est sain de le faire, mais ça devient si gros pour moi. Je n’arrive pas à établir de balises claires me permettant de ne pas reproduire l’action non désirable. J’ai peur tellement intensément de retomber dans le même schéma que j’élimine de mes droits tout ce qui a trait de près ou de loin à ce qu’on me reproche. Ça complexifie mes relations. Je pense que si j’accumule trop de tu ne dois pas, je ne serai plus capable de continuer dans la belle voie que j’ai entrepris de prendre. Trop de zones clignoteront danger et je vais recommencer à tout filtrer, à tomber dans le mutisme.
Ce n’était pas compliqué avant. Je ne parlais pas, simplement. Je n’interagissais pas. Il n’y en a pas de problème dans ce temps-là. Ce n’était pas difficile, je me croyais tant inapte, je n’avais qu’à ne pas exister sauf pour mes proches comme mon amoureux et mes enfants. Dès que je sortais, j’étais sous forme fantôme. On ne pas faire mal à un spectre, il me semble (blague) ? J’étais plus en sécurité. Certes je me privais de vivre lorsque mon pied franchissait la porte, mais n’empêche, je vivais moins d’instabilité émotionnelle. Maintenant, je suis bien présente, mais je me trouve dans ce manège qui tourne sans pause, comme si je jouais toujours sur la limite du danger. J’ai vraiment peur. Peur que les personnes avec qui je tisse des liens finissent par en avoir ras le bol de mes émotions et de mes erreurs. Et j’ai peur aussi parce que je m’attache, je crée des relations, je commence à ouvrir mon cœur à plus de personnes. Si tout s’écroule, si je dépasse les bornes je ne serai plus protégée comme avant. Je vais faire quoi si l’intérêt s’envole, si on n’a plus envie d’être avec moi ? J’en parle, je le nomme, on me dit qu’on m’aime comme je suis, mais je ne peux tout de même pas réclamer d’être rassurée aux trente secondes ! Se rendre vulnérable, c’est dur. Une fois toute nue sans mes murs, si une flèche arrive je n’aurai pas les outils pour l’ignorer. Je vais continuer, j’ai décidé de le faire, mais j’avais besoin de l’écrire, je suis terrorisée. De plus en plus.