En éducation physique à la petite école, je savais toujours dès le départ dans quelle équipe je serais. C’est tout simple, il suffisait de calculer quel côté aurait le dernier choix. Techniquement je n’avais pas réellement besoin qu’on me nomme. Lunettes trop épaisses qui me coulaient sur le nez, la coordination d’un canard à une aile, sans ses plumes, qui tente de faire de l’escalade, avec pour seul intérêt tout ce qui est en papier (livres et dessins) je n’étais pas la candidate désignée pour l’affrontement sportif. Déjà, il aurait fallu que je marche normalement, mais je n’arrivais qu’à avancer penchée vers le sol tel un automate cassé au niveau du bassin. Les efforts de certaines personnes pour m’apprendre à ramollir n’avaient de résultat que de me complexifier encore plus la tâche puisque si j’y pensais et tentais de m’améliorer c’était pire, ça désorganisait les maigres acquis.
Chaque année, nous avions des olympiades et tous recevaient une médaille de tissu allant de bronze (pour les très mauvais) à l’excellence. Une année, deux personnes n’ont pas eu ce souvenir, mais plutôt un morceau de plastique inscrit participation à la place. Notez qu’une de ces personnes avait un handicap aux chevilles et que l’autre c’était moi, avec un handicap, mais invisible et difficile à justifier à cette époque.
Les recherches sur l’autisme n’en étaient qu’à leurs balbutiements… j’avais donc simplement l’apparence d’une extra-terrestre évadée de son transport entre deux planètes.
Pourtant, je pédalais et je nageais comme si ma vie en dépendait. Mais dès l’instant où l’activité impliquait d’anticiper et de comprendre les autres enfants, tout se démantibulait. Quand je pensais enfin saisir le message reçu, l’ensemble du flot de petits humains excités était déjà rendu à l’autre bout du gymnase me laissant désemparée avec aucune idée de ce qu’on attendait de moi.
Le bâton de la résistance
Un jour, une seule fois, nous jouions au hockey salon et j’ai réussi à enfiler le bâton dans la rondelle. Le temps s’est arrêté. La classe au complet tentait d’arracher l’objet et tous les morceaux de bois claquaient au centre de la mousse, mais je faisais partie du lot. Jamais je n’ai autant désiré ne pas lâcher ma prise. J’ai maintenu de toutes mes forces la chose et je grognais tant je forçais. C’est tout juste si je ne bavais pas de rage de vaincre.
Et j’ai maintenu et maintenu pour terminer la dernière avec cette rondelle. Quand le groupe épuisé a laissé tomber et attendu que je fasse quelque chose d’intelligent avec ma proie j’ai figé là sans savoir quoi en faire. Immobile, le regard exorbité de stress je ne bougeais plus. Mais j’avais tenu, j’avais été la plus forte, la supergirl pendant un instant. Pour une étrange raison, j’ai cru que tous avaient enfin réalisé quels immenses efforts historiques venaient ici d’être déployées et que dorénavant on me choisirait bien entendu en premier pour les équipes, j’entendais presque les trompettes, mais bon… c’est beau rêver.
Qu’à cela ne tienne je me donnais corps et âme, mais je ratais tout. Je n’arrivais pas à courir correctement, mes pieds avaient leur propre autonomie, ou l’esprit de contradiction… difficile à dire.
Il m’était impossible de botter le ballon et je fermais les yeux et me bouchais les oreilles lorsqu’on me lançait quelque chose, comme si cet état me retirait de la situation ingérable, celle de saisir un truc au vol. Trop d’information. Même adulte, un jour, au cours de soccer (foot pour nos cousins français) de mon fils les parents devaient former un mur d’arbres et simplement arrêter les ballons avec leurs pieds. Je suis tombée sur le dos. Bravo.
La nage et le vélo… Ces deux sports, réguliers, stables, porteurs, solitaires étaient pour moi. Longueur après longueur, tour de pédalier après tour de pédalier, c’était rassurant et prévisible. Le rythme, la symétrie, wow.
Donc lorsque mon fils s’est inscrit dans un club de vélo de montagne et qu’un groupe de mamans s’est formé j’ai eu le coup de foudre pour ce sport. L’odeur de la forêt, la boue, la beauté des pistes, les paysages, c’était tout désigné pour moi. J’allais faire partie de quelque chose. Je me sentais forte !
Générosité mal évaluée
Je n’avais pas besoin de tenter d’interagir avec les autres puisque nous étions pas mal toujours toutes essoufflées. Pourtant, un jour, je voulus faire une bonne action et celle-ci impliquait de converser. Nous avions toutes reçu un cuissard et un maillot de vélo, mais le cuissard était trop grand pour moi. Au lieu de le jeter, au prix que ça coûte, je me suis dit que je pouvais le donner à une autre maman, non ? Je n’ai pas du tout les plus petites fesses du monde alors je devais tenter d’évaluer laquelle de ces dames avait un postérieur juste assez supérieur au mien. J’ai donc passé une heure trente ce jour-là à bien examiner les largeurs et j’ai trouvé la candidate pour mon si gentil don.
– Madame, excusez-moi, mon cuissard est trop grand et je pense que vous avez la taille juste au-dessus de la mienne. Je vous le donne, le voulez-vous ?
L’examen rapide de son visage décomposé m’indiquait la consternation et le dégoût, peut-être ? Je ne suis pas encore bien certaine de quelle expression fait quoi.
Je passe énormément de temps à étudier les visages en photos pour me remettre en contexte et classifier les expressions, mais lorsque je suis tendue j’ai tendance à paniquer et l’interlocuteur se couvre d’un brouillard de non-information. J’ai donc opté pour conclure au dégoût, ça doit être ça, elle se soucie de l’hygiène et ça l’écœure ! Je peux régler ça.
– J’ai toujours mis des petites culotes en dessous vous savez, je sais que beaucoup n’en mettent pas pour le confort, mais moi j’en ai mis, de toute manière on voit un peu à travers sinon.
J’eus alors la bonne idée de baisser les yeux pour vérifier si c’était aussi dans ses habitudes et j’ai vu que oui. Mais malheureusement ce n’est pas du tout passé inaperçu.
-Vous aussi vous en mettez de toute manière alors ce n’est pas comme si une de nous deux n’en mettait pas, non ? C’est pas dégueu ?
Le regard qu’elle m’a lancé après, je ne le connais pas. Mais mon amoureux m’a dit que c’est comme si je l’avais traitée de grosse. Je n’ai pas cette lecture des gens, ce n’est qu’une donnée, un chiffre, je n’arrive pas à saisir. Puis je sens que discuter de sous-vêtements n’était pas gagnant non plus… mais sur le coup, je n’ai absolument pas eu accès à cette information. C’est lorsque j’analyse les désastres que je me doute de l’erreur commise.
Être autiste asperger, ce n’est pas de ne pas savoir du tout ce qui est impoli. On amasse les données. On apprend de nos erreurs. À propos de quelques sujets on réalise parfois à nos dépens qu’il ne faut jamais les aborder. Mais du moment qu’on est confronté à une personne, toutes ces belles listes de renseignements, ces évaluations qu’on a faites de nos conversations précédentes, elles disparaissent dans un étrange trou noir et on se retrouve démuni avec un contrôle assez moyen de ce qui sort de notre bouche. C’est presque d’un advienne que pourra.
Peur de tout.
Premier irritant.
J’ai peur de mon ombre. Pour vrai, je fais souvent le saut lorsque je l’aperçois. J’ai peur de tomber, peur en transport, peur des gens, peur des retards, peur de m’étouffer, peur de m’ennuyer, peur de monter, surtout de descendre, peur de pas mal trop d’affaires.
Mais j’ai très très très peur des ours alors je traine ma clochette à ours en vélo de montagne. Premier irritant. La peur de déranger n’a jamais pris le dessus et ma cloche a rapidement commencé à énerver la bande de dames. Malgré les commentaires négatifs, je n’avais pas le courage de la retirer.
Deuxième irritant
Trop rapidement, beaucoup trop, elles sont toutes devenues assez performantes et du même coup, téméraires. Ai-je l’air téméraire ? Moi ? Absolument pas. Mes freinages brusques face aux obstacles, mon refus de traverser les petits ponts sur le vélo, ma terreur face aux descentes m’ont rapidement mise à part. Et les critiques ont commencé à pleuvoir alors je redoublais d’efforts. Je courrais à côté du vélo pour les portions que je n’arrivais pas à affronter. Je suivais. Mais de moins en moins.
Maman ?
Un soir, à force de me faire pousser pour participer à des compétitions à grands coups de : Sors de ta zone de confort !, j’ai accepté de prendre part au moins à une petite course à relais amicale en soirée pour clore la saison. Ça s’est déroulé correctement, mais suite à cette activité, tout le monde s’est réuni en un groupe compact sous l’abri, car non seulement il pleuvait à boire debout et nous étions trempés, mais l’automne arrivait et au Saguenay, c’est parfois glacial en cette saison. Habituellement je suis la plus frileuse des frileuses, mais lorsque vous m’entourez de gens tout autour vous éteignez mon cerveau. Je suis donc restée dans cette position un peu sonnée durant une bonne demi-heure les bavassements autour formant un tourbillon brouillé d’informations éparses. Je n’ai donc pas réalisé à quel point j’étais transie.
Il y a cette zone, si j’ai un peu froid, durant laquelle je peux réagir. Mais si j’ai trop froid, ou trop chaud, ou trop faim, ou trop quoi que ce soit, l’information devient si prioritaire que je ne peux plus accéder à mon fonctionnement. Mon tri des infos rétréci de plus en plus jusqu’à devenir un minuscule tuyau ne laissant passer que les vraies urgences.
J’étais donc là, glacée, stressée par le groupe, angoissée d’avoir à gérer tous ces humains m’entourant et j’ai donc oublié que mon fils se trouvait quelque part parmi cet immense groupe et que je ne lui avais pas remis son manteau. Lorsqu’il m’a retrouvé, paniqué, trempé, il ne pouvait plus parler. Il était blanc-bleu cyanosé et tremblait de tout son être. Il avait de la difficulté à respirer. Ça m’a sortie de ma torpeur, je vous le garantis. Je l’ai attrapé, je me suis précipitée dans mon véhicule, j’ai sorti la couverture d’urgence de survie dédiée aux cas d’hypothermie, j’ai allumé le chauffage au maximum et fait un corps à corps. Ça s’est rapidement calmé, mais j’ai eu peur. Cet épisode est dans la série des choses qui me font encore culpabiliser des années après. J’ai honte.
Je sais que c’est probablement à cause de mon fonctionnement différent que j’ai encore omis de faire la bonne chose, parce que j’étais surchargée par les stimuli, mais c’est à moi de me baliser en conséquence. Je connais mes failles et je suis censé prévenir.
Fin
Les pressions et les : Sors de ta zone de confort ! (phrase que je déteste), se sont intensifiés et je n’arrivais plus du tout à suivre le rythme malgré ma détermination. J’ai pleuré ma vie quand j’ai abandonné. C’était comme un échec que je n’acceptais pas. Ça a pris des années pour que j’y retourne.
Redébut
Mais cette année c’est mon année. Je répare tout. Je répare ma vie, mes regrets, les choses dont j’ai envie je les fais. Ce n’est pas comme si j’avais des désirs problématiques, c’est tout simple.
Je m’accepte comme je suis. Pas au complet, mais ça progresse. Je suis autiste asperger avec ce que ça implique de qualités et de défauts et je tente de me respecter enfin. Mon amoureux dit : Il était temps.
Je suis donc repartie à l’attaque des pistes avec mon amie (celle du club photo), mais cette fois dans le respect de mon rythme, dans des chemins sécuritaires puis les rochers je les traverse à pied et plus personne ne me dispute. Au ”Pano” j’aime toujours prendre la même piste, exactement, même si ma ville offre une panoplie de trajets, ma zone de confort, comme elles disaient, je suis directement dedans et vous savez quoi ? Je m’améliore bien plus. J’ai ma cloche et on me laisse tranquille. Ça sent bon, le vent me flatte et je ne suis plus dans cette perpétuelle culpabilité. C’est déjà un miracle que je pratique cette activité malgré mes défis au niveau de la motricité globale qui en fait souvent à sa tête.
Pour moi, la moindre bosse grimpée est une grosse boule de joie et chaque montée durant laquelle je choisis mieux ma trajectoire est une victoire incommensurable. Je fais des Ooooohhh et des Aaaaah de joie et j’en profite pour me délecter des moindres détails auxquels je ne pouvais plus porter mon attention en groupe. J’ai repris le contrôle sur une chose que j’aimais vraiment beaucoup, mais que je ne me sentais plus le droit de faire. Je deviens totalement exaltée de satisfaction à la moindre réussite. Je le sais que c’est censé être la piste la plus facile… mais on s’en balance ! Ce n’est pas comme ça que je la vis. Pour moi, c’est la plus fantastique !
C’est donc avec mon vélo bleu, ma gourde bleue, mes souliers bleus et mes bouts de cheveux bleus que je mangerai encore des pistes l’été prochain.