Je suis constamment dans la prise de risques et je m’expose, fragile, ébranlable. Chaque contact, chaque lien que je tisse, chaque interaction est une maille de plus, un trou dans mon armure et je suis déchirée entre l’envie de me réemmitoufler dans mon cocon protecteur loin de tout et celle de continuer à côtoyer d’autres humains. Étrangement, on dit des autistes qu’ils n’aiment pas les gens, mais je demeure avec l’impression que c’est le risque encouru qui est parfois trop lourd à porter. Je suis intéressée par les autres vivants, ils me fascinent, j’ai envie de comprendre, d’apprendre et aussi de me rapprocher, mais…
Je sais ce que je tiens à bout de bras, cette difficulté à demeurer relativement paisible en permanence malgré l’afflux d’angoisse face à la gestion des interactions et des stimuli en format tempête d’attaques. Moi je le sais, je sens cette pression en permanence et ça pousse si fort contre toutes les parois de ma tête et de mon torse, mais je prends mon courage, je le ramasse en une petite boule de volonté solide et je me lance dans le tas. Moi je le sais, moi je le sens, moi je le vis, tout le temps, je n’ai aucun repos, mais les neurotypiques ne savent pas. Non pas qu’ils ne veulent pas le savoir, mais je ne me promène pas dans la rue en criant : Ça faiiiiiit maaaal ! Non. Alors comment pourraient-ils entrevoir ne serais-ce qu’une goutte de l’averse intérieure?
La réalité et le ressenti. Deux mondes.
Le problème lorsqu’on est un tricot fragile, c’est que le plus petit fil tiré peut signifier la destruction de l’ensemble. Il suffit d’un rien pour me déconstruire et la réparation demande du temps. Ma tête sait que le trou est parfois tout petit et que pour la majorité des humains ce sont des broutilles sans conséquence, mais pour moi, malgré toute l’introspection que je fais et malgré le fait que je suis consciente que j’ai tort, ça me détruit tout de même dès qu’il y a le moindre accroc.
L’accroc. Voici comment ça se vit.
J’ai cru percevoir dans la respiration d’une personne que je la dérangeais, alors j’ai demandé et j’ai reçu confirmation. Notre entente la mettait dans l’embarras au niveau de la gestion de son temps. Son débit était rapide et rempli d’angoisse, sa respiration superficielle et ses mouvements de plus en plus saccadés. L’énumération de la lourdeur de la tâche versus ses autres engagements devenait de plus en plus gonflée, comme une vessie sous énorme pression refusant d’accepter un onze de plus en son sein. Je voyais littéralement un grand ballon mauve et opaque se former autour d’elle et il se remplissait à toute vitesse. Ce ballon me poussait, fort, et m’embrouillait la vue.
Ma tête savait que j’exagérais le drame, qu’il était sans doute amplifié par le fait j’étais terrorisée à l’idée de ne pas recevoir l’aide proposée pour effectuer ce que je m’étais engagée à faire, car l’obstacle était géant et imprévu, mais le corps et le ressenti n’arrivaient pas à se brancher sur elle, c’était trop immense. Lorsque la personne a dit : Ça va prendre combien de temps c’t’affaire là ? les mots c’t’affaire là, c’t’affaire là, c’t’affaire là, c’t’affaire là ce sont mis à enfler et à se répéter les uns par-dessus les autres, à toute vitesse, immenses et à m’envahir. J’étais bombardée de c’t’affaire là, c’t’affaire là, c’t’affaire là et je savais que l’adulte que je suis supposée être ne devait pas réagir à si peu. Je me suis donc sauvée à la salle de bain pour tenter de me moduler, seule.
J’ai voulu changer les mots répétés qui jouaient à rebondir partout à l’intérieur : c’t’affaire là, c’t’affaire là, c’t’affaire là ! et j’ai voulu les remplacer par des plus forts. Mode solution, mode solution, mode solution, t’es capable !
J’y étais presque lorsqu’une personne a éteint la lumière des cabines. J’ai essayé de dire « Hey ! Il y a quelqu’un ! », mais mon mince filet de voix n’a pas suffit, je me suis donc retrouvée enfermée dans le noir. J’ai tenté d’ouvrir la porte, mais je tremblais trop et ça ne fonctionnait pas. Les secondes nécessaires à la réussite de mon extraction m’ont achevée.
Je savais qu’il restait un temps relativement court pour la survie des mots plus forts, mode solution, alors je me suis dépêchée d’aller proposer mon plan B, qui était relativement viable et je suis sortie. Il était temps parce que la répétition des c’t’affaire là, c’t’affaire là, c’t’affaire là était repartie de plus belle.
Pour moi, c’t’affaire là, ce n’est pas compliqué, ça devenait moi. Ce n’était plus la tâche, c’était moi. Moi qui a trop souvent été cette affaire fatigante là, la chose énervante. Je ne peux supporter ne serais-ce qu’une goutte de « tu déranges » de la part des personnes qui ont de la valeur à mes yeux. Trop douloureux.
Très très mauvaise habitude (attitude)
Tous les jours, je dois me raisonner et me convaincre que je sers à quelque chose. Briser un conditionnement demande une conscience constante de l’existence de celui-ci. Je dois valider sans cesse la valeur que j’ai auprès de mon amoureux et de mes enfants et je doute de mon utilité. Je tente de me rendre essentielle pour me prouver à moi même que je ne suis pas rien. Et ce n’est pas de leur faute. Jamais.
Mon amoureux tente toutes sortes de stratégies sans queue ni tête pour trouver une solution à ce problème, et lui, le mode solution, il connait ça. Hier il voulait que je me fasse hypnotiser, avant-hier psychanalyser et parfois je le sens démuni face à cette opinion assez basse que j’ai de moi. Il me dit que tout part de l’enfance… je sais bien. L’école a forgé une belle entrée bien nette dans ma tête pour me convaincre que j’étais une nuisance et maintenant je n’arrive pas à boucher le trou.
Effondrement
Pour en revenir aux mots collés sur les parois de mon cerveau, c’t’affaire là, c’t’affaire là, c’t’affaire là, je suis consciente qu’ils ne m’étaient pas destinés en tant que personne, mais je les ai avalé et ils se sont coincés. Une fois dans le véhicule j’ai tant pleuré que j’avais peine à reprendre mon souffle. Je ne pouvais plus du tout me servir de ma parole. Je poussais très fort sur mon front avec mon pouce pour tenter d’accéder à la tête plutôt qu’à l’émotif, mais je n’ai pas bien géré. Je déteste lorsque les mots s’isolent du reste de cette manière pour rebondir dans tous les sens comme des supers balles sur l’amphétamine. Ça cogne de tous bords tous côtés et ça se recroise, trois petits mots qui volent comme dans un véhicule qui fait des tonneaux, ils étaient les projectiles et j’étais la cible. Leur tourbillon m’a piégée.
Rationaliser
Écrire permet de remettre les choses en perspective et de laisser s’extraire un peu de la pression, mais le défi demeure. Je prends des risques et je m’expose. Je n’ai aucune défense viable; mon armure est en tricot. Le dilemme c’est que je fais de belles rencontres et je gagne à m’ouvrir au monde, mais à la moindre secousse je suis détruite et je dois rebâtir, retricoter et c’est long et épuisant émotionnellement. Je ne peux pas déposer sur les épaules des gens le poids de ce que je vis, c’est moi qui le vis, mais le défi ne doit pas être sous-estimé.
Vous ne pouvez pas voir à l’intérieur, sauf si je prends le temps d’ouvrir une petite fenêtre et d’expliquer. Si une personne avec autisme surréagit, ne jugez pas, le traitement des données se fait si différemment.
Pour terminer sur une note joyeuse
Parfois les mots qui rebondissent sont amusants. Cette semaine j’ai vu une affichette sur laquelle il était inscrit : Habitats collectifs de types Y et Z. Pour vous décrire, c’est comme si la phrase était une chenille, mais avec des ressorts. Cette série de mots a créé dans mon esprit des mouvements spécifiquement joyeux, ça rebondissait. J’avais envie de sans cesse la répéter et à chaque fois je pouffais de rire. Habitats collectifs de types Y et Z. Je n’ai aucune idée de la provenance de cet effet sur le cerveau et je ne peux pas le décortiquer comme je viens de le faire avec la situation précédente. Je sais seulement que je m’amusais follement à les répéter. Boing ! Boing ! C’était des mots à ressort.
Merci H. d’avoir pris ce souvenir en photo